Dans un rapport sur la Centrafrique publié le 18 mai 2018, l’organisation Human Rights Watch (HRW) plaide en faveur d’un plus grand soutien politique et financier des partenaires internationaux à la Cour pénale spéciale (CPS) chargée de juger les crimes graves commis dans le pays depuis 2003. Publié au moment où la Centrafrique connaît une recrudescence de violences meurtrières, y compris dans la capitale, Bangui, ce rapport examine les progrès, les obstacles et les défis pour la Cour pénale spéciale dans ses phases initiales. JusticeInfo.Net a interrogé Elise Keppler, directrice adjointe du Programme Justice internationale à Human Rights Watch. Elle appelle de tous ses vœux le lancement des travaux de la Cour pénale spéciale pour contribuer à la stabilité à long terme de la Centrafrique.
JusticeInfo : Pourquoi les bailleurs de fonds ne sont-ils pas prompts à mettre la main sur la poche pour que la CPS puisse démarrer ses travaux ?
Elise Keppler : De manière appréciable, la Cour pénale spéciale a reçu des financements pour entreprendre ses activités. C’est pour les opérations futures que le problème du maintien des ressources suffisantes se pose. Ce défi n’est pas spécifique à la Cour pénale spéciale. Dans le domaine de la justice internationale, nous observons une tendance de financements basés sur des contributions volontaires au lieu des contributions obligatoires versées par les États membres de l’ONU. La Cour spéciale pour la Sierra Leone et les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens se sont aussi appuyées sur des contributions volontaires. Mais cela crée des difficultés majeures pour le fonctionnement d’un tribunal et les fonctionnaires de justice finissent parfois par devoir recueillir des fonds régulièrement alors qu’ils devraient pouvoir se consacrer plus exclusivement aux enquêtes, aux poursuites judiciaires et à l’administration de leur tribunal.
Il est frappant de voir combien la demande de justice pour les crimes passés est ferme et catégorique afin de mettre un terme aux cycles de violence marqués par l’impunité en République centrafricaine. Nous espérons que ce rapport aidera à souligner l’importance du travail de la Cour pénale spéciale auprès des bailleurs de fonds et que ceux-ci s’engageront à fournir des financements continus et suffisants à cette Cour.
Le gouvernement centrafricain veut-il vraiment que cette Cour spéciale soit opérationnelle ? Ne compte-t-il pas en son sein des personnalités qui devraient être poursuivies par la CPS ?
Les autorités de la République centrafricaine ont régulièrement affirmé leur engagement en faveur de la Cour pénale spéciale, mais il sera important qu’elles traduisent cet engagement en actes au fil du temps, tels que l’encouragement de l’adoption rapide du règlement de procédure et de preuve par le parlement, la mise en œuvre de la proposition d’attribuer des logements aux juges nationaux et à leurs familles qui travaillent à la Cour pour garantir leur sécurité appropriée, et leur disponibilité pour traiter sans délai le recrutement supplémentaire de personnel judiciaire ou d’autres questions administratives qui peuvent surgir. L’opérationnalisation de la Cour a démarré très lentement. Elle a pris de l’élan au cours des dix-huit derniers mois avec de nombreuses nominations et le début des travaux au sein de locaux improvisés. Cet élan doit être maintenu et soutenu par les autorités de la République centrafricaine.
Pour ce qui est des enquêtes et des poursuites à l’encontre d’individus spécifiques, c’est un aspect qui sera déterminé par le procureur spécial de la Cour pénale spéciale.
Sur un autre plan, est-il possible pour la CPS de démarrer ses activités (enquêtes) en ces moments d’insécurité accrue ?
Il ne fait aucun doute que la sécurité appropriée pour les victimes, les témoins et le personnel judiciaire sera essentielle au succès de la Cour. Garantir cette sécurité représente un défi immense en République centrafricaine, étant donné que la majeure partie du pays est sous le contrôle de différents groupes armés et que nous avons constaté une résurgence des violences à Bangui ce mois-ci. La MINUSCA, la mission de maintien de la paix des Nations Unies en République centrafricaine, est chargée d’assurer la sécurité de la Cour pénale spéciale. Il est important que la MINUSCA dispose du personnel et des ressources nécessaires pour mener à bien cette tâche. Malgré cela, la sécurité restera une problématique permanente devant être constamment évaluée.
Et si les chefs de guerre entretenaient délibérément cette insécurité pour hypothéquer le travail de la Cour ?
C’est une possibilité. Au cours des cinq dernières années, les leaders des groupes armés ont maintenu qu’il faudrait d’abord trouver une solution politique, afin d’établir la paix, et que la justice viendrait ensuite. Ce débat, « la paix avant la justice », est une rengaine populaire de ceux qui ont commis des abus. La raison pour laquelle ils ne veulent pas la justice est simple : ils ont peur de devoir rendre compte de leurs actes. Les leaders des groupes armés savent ce qu’ils ont fait et ils savent ce qui leur arrivera s’ils sont traduits en justice. Ils savent que rien ne justifie leurs actes. Et comme la Cour s’approche de son opérationnalisation effective, ils peuvent menacer de faire échouer le processus. Ce risque devrait être anticipé et cela ne devrait pas dissuader la Cour.
Ne trouvez-vous pas le mandat temporel de la CPS - crimes commis depuis 2003- est trop vaste pour pouvoir être mis en œuvre ?
Le système judiciaire national en est encore à un stade de rétablissement après des années de mauvaise gestion et de guerre. Ainsi, très peu de personnes ont été traduites en justice pour les crimes graves commis depuis 2003. Cela conforte le message que les leaders des groupes armés peuvent tuer des civils sans craindre de conséquences. La Cour pénale spéciale poursuivra uniquement ceux qui ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, des crimes qui constituent encore un trop lourd défi pour le système national.
La lenteur de l’enquête ouverte en 2014 par la Cour pénale internationale sur les crimes internationaux commis en Centrafrique depuis 2012 ne contribue -t-elle pas d’une certaine manière à l’actuelle exacerbation de l’insécurité ?
L’enquête de la Cour pénale internationale sur les crimes dans le conflit le plus récent est en cours. Alors que les enquêtes exigent un peu de temps et qu’aucun mandat d’arrêt n’a été émis à ce jour, il est primordial que la Cour prenne le temps nécessaire pour déterminer quelles affaires précises doivent être poursuivies. Personne ne souhaite une situation dans laquelle le procureur de la CPI passerait trop vite à la phase suivante et ouvrirait des procès qui ne sont pas étayés par des preuves adéquates. Il est aussi essentiel que la CPI étudie les affaires selon les crimes commis par les deux factions belligérantes du conflit (qui sont désormais scindées en de nombreux groupes) et qu’elle n’avance pas trop vite sur un camp indépendamment des affaires impliquant des crimes perpétrés par l’autre camp. Dans d’autres pays dont la situation a été examinée par la CPI, cela a été un problème majeur qui a alimenté le sentiment de partialité.
Que recommande Human Rights Watch pour que la Centrafrique puisse recouvrer la paix dont elle a tant besoin ?
La République centrafricaine est confrontée à un ensemble de problèmes complexes qui doivent être surmontés pour renforcer la paix dans le pays. La justice pour les crimes les plus graves n’est pas une panacée pouvant apporter une réponse à chaque défi, mais l’expérience montre que les abus continus en République centrafricaine sont entretenus par un manque de responsabilisation. En revanche, des procès équitables et crédibles sur les crimes graves peuvent instaurer le respect de l’État de droit, contribuant ainsi à la stabilité à long terme, en association avec d’autres facteurs. La Cour pénale spéciale a le potentiel pour apporter une certaine mesure de justice pour les crimes passés et devrait recevoir un soutien vigoureux dans ce but.