« On ne peut juger tout le monde en même temps, Après la seconde mondiale Guerre mondiale, il a fallu trente ans pour juger certains accusés. Pourquoi veut-on que la Côte d’Ivoire le fasse en dix ans », a déclaré Alassane Dramane Ouattara (ADO) dans une interview publiée par le magazine Jeune Afrique.
Interrogé sur la Réconciliation, le président ivoirien préfère « parler plus volontiers de cohésion nationale », se satisfaisant d’avoir « mis en place des structures pour la favoriser : la commission dialogue vérité et réconciliation, la commission nationale pour la Réconciliation et l’indemnisation des victimes ou encore le programme nationale de la cohésion sociale ».
« Aujourd’hui des milliers de nos concitoyens qui étaient dans les pays limitrophes sont rentrés en Côte d’Ivoire. Beaucoup de ceux qui étaient des agents de l’Etat ont retrouvé leurs postes dans la fonction publique, dans l’armée, etc. Partout dans le pays, les populations vivent ensemble, dans la Paix », se congratule ADO.
La 2e Guerre et la guerre en Côte d’Ivoire ne sont pas comparables
« Le contexte de la 2e Guerre Mondiale et celui de la guerre en Côte d’Ivoire n’est pas le même. La première est une guerre internationale et la deuxième est une crise au niveau nationale entre deux camps qui doivent co-habiter dans le même pays. Ici Il faut allier célérité et efficacité, surtout fondées sur la neutralité de la Justice », réagit Amon Dongo, du Mouvement Ivoirien des Droits de l’Homme (MIDH), au propos de M. Ouattara. Contrairement à ce dernier, Amon Dongo croit, lui, que « sept ans suffisent déjà pour qu’on aille à des procès », et déplore que ce ne soit pas encore le cas.
En Côte d’Ivoire, un sentiment d’injustice ou de déni de justice demeure vivace auprès de nombreux Ivoiriens, victimes de la grave crise politico-militaire qu’a connue le pays (entre 2010 et 2011) qui aurait fait 3. 000 morts. D’un côté ceux qui attendent toujours que justice leur soit rendue et, de l’autre, ceux qui estiment être victimes d’une justice de vengeance ou de règlement de compte. Et les propos récents du premier magistrat de Côte d’Ivoire n’est pas de nature à rassurer les défenseurs des droits de l’Homme.
« Le principe de neutralité de la Justice demande qu’on vise les faits les plus graves et ces faits plus graves ont été commis aussi bien par les forces à M. Gbagbo que les forces à M. Ouattara. Si les faits ont été commis dans les deux camps il faut poursuivre dans les deux camps. Il ne faut pas établir un ordre qui veut qu’on finisse avec un camp d’abord avant d’aller dans un autre. Ça ne servira pas la justice, ça ne servirait pas la réconciliation », prescrit Amon Dongo. Alors que dans le pays, parents des détenus et acteurs politiques y compris le très présent président de l’Assemblée nationale, Guillaume Soro, multiplient les appels pour un « pardon » une libération des « prisonniers politiques », plusieurs organisations de droits de l’Homme ont dû, récemment, « rappeler au Président de la République, ses engagements pour une justice accessible, impartiale et équitable », souligne Willy Alexandre Neth, de la Ligue Ivoirienne des Droits de l’Homme (LIDHO) et point focal de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) en Côte d’Ivoire. Début mai, une dizaine d’organisations locales et internationales de droits de l’Homme (dont le MIDH, la LIDHO, le FIDH et bien d’autres) saisissent, par courrier, le président ivoirien sur ses propres engagements, pour une justice aux victimes de la crise qui a précédé sa montée au pouvoir.
La lettre ouverte des ONG au Président
« Peu après votre investiture, vous vous êtes engagé en faveur d’une justice impartiale pour l’ensemble des crimes commis par les forces fidèles à l’ex-Président Laurent Gbagbo et celles qui vous ont soutenu, en déclarant que « La justice sera la même pour tous. Il n’y a pas d’exception, il n’y a pas de discrimination, la loi est la même pour tous. Nous ferons ces procès», rappelle la correspondance.
« Malgré l’inculpation de plusieurs dizaines de responsables militaires et civils pour des violations graves des droits humains pendant la crise de 2010-2011, le seul procès à s’être tenu jusqu’à présent devant des tribunaux ivoiriens pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité a été celui de Simone Gbagbo, l’ex-première dame du pays. Son acquittement, à l’issue d’une instruction précipitée et de violations des règles de procédure, n’a guère servi la cause de la justice », soulignent-elles.
« L’échec de l’administration judiciaire, par exemple, à conduire à leur terme les exhumations promises à Duékoué, où au moins 198 personnes ont été inhumées dans des fosses communes en mars et avril 2011 à la suite d’une attaque des FRCI (ndlr : forces militaires pro-Ouattara) et de milices affiliées n’a pas permis aux juges de clôturer les enquêtes sur l’une des épisodes les plus sombres de la crise postélectorale », relèvent les auteurs du courrier, avant de s’inquiéter de « la promotion, en janvier 2017, de plusieurs hauts responsables des FRCI pourtant formellement mis en cause par la justice ivoirienne pour crimes contre l’humanité [et qui ] a été perçue comme un signal négatif par celles et ceux qui sont convaincus que tous les responsables de crimes graves devraient faire face à la justice, indépendamment de leur affiliation politique »,
Les signataires disent même être « alarmés par des rumeurs selon lesquelles un projet de loi serait à l’étude au sein la présidence de la République en vue d’amnistier les responsables de violations graves des droits humains commis pendant la crise postélectorale ».
Vigilance face aux nouvelles promesses
Restée sans suite de la part du destinataire, cette lettre des organisations des droits de l’Homme a pu tout de même réussir à susciter, courant mai, une réaction de la part du Procureur Général, Lebry Marie Léonard, représentant le ministère public dans les différentes poursuites. « Les quelques procédures de la crise postélectorale, encore pendantes devant les juges d’instruction de la Cellule Spéciale d’Enquête et d’Instruction, sont sur le point d’être achevées, pour être passées en jugement, le cas échéant, à la prochaine session de la Cour d’assises d’Abidjan, prévue pour être organisée avant la fin de l’année judiciaire et qui permettra d’apurer définitivement le passif des dossiers dits de la crise postélectorale », promet le magistrat.
Co-signataire de la lettre de mai et point focal de la FIDH, Willy Alexandre Neth, reste vigilant. « Nous réaffirmons notre volonté de faire que le droit à la réparation de toutes les victimes de la crise post-électorale, et ce peu importe le camp auquel elles se réclament, soit respecté. Autrement dit, pour nous, la justice est un droit pour les victimes et par conséquent, une obligation pour les autorités ivoiriennes », s’engage-t-il avant de suggérer qu’ « il n'est pas dans l’intérêt du Président de la République, quand l'on sait le nombre d'occasions qu'il n'a pas manqué de réaffirmer son engagement à ne ménager aucun effort pour l’accès de tous à une justice vraie, de se dédire. »
Seulement, sur le plan politique, le Président a déjà montré qu’il peut toujours revenir sur sa parole.