JUSTICE INFO : Quels sont les défis et difficultés spécifiques à enquêter sur les violences sexuelles en situation de conflit ?
KIM THUY SEELINGER : Ils sont nombreux. A l’évidence, c’est très difficile et souvent dangereux au moment des faits. Plus souvent, pour ne pas dire toujours, les enquêtes ont lieu plus tard… quelque fois des mois plus tard, voire des années ou des décennies plus tard. Ce qui rajoute aux difficultés : avec le temps, les preuves physiques du préjudice subi disparaissent, il y a des défaillances de la mémoire, vous avez des victimes et des témoins qui ont quitté les lieux, qu’on ne peut plus localiser…et pour ce type particulier de crimes, si les gens ont d’une certaine manière pu survivre et se refaire une vie, ils ne veulent pas revenir sur cet épisode. Il y a donc beaucoup d’obstacles liés au stigma et au passage du temps. Et il peut aussi y avoir beaucoup de défis d’ordre structurel et politique. En plus, il est toujours difficile d’enquêter sur les violences sexuelles.
Quels sont les progrès réalisés au cours des dernières années pour rendre justice aux victimes de ce genre de crimes ?
Je pense que nous avons fait beaucoup de progrès et, en même temps, très peu de progrès. D’un côté, nous avons une jurisprudence, une jurisprudence très claire, à travers les tribunaux ad hoc dans les années 1990, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone et la CPI aujourd’hui. Le viol et d’autres formes de violences sexuelles ont été jugés comme crimes de guerre, crimes contre l’humanité. Nous avons suivi avec beaucoup d’attention les dossiers du Rwanda, de l’ex-Yougoslavie, de la Sierra Leone, les dossiers de mariage forcé dans le cas du Cambodge. Sur ce point, nous avons accompli beaucoup de progrès et nous avons aussi des outils maintenant. Nous avons aujourd’hui un Protocole international relatif aux enquêtes sur ce crime et le procureur de la CPI a publié son Document de politique générale relatif aux crimes sexuels. Ainsi donc, il y a eu des efforts d’amélioration de la façon dont nous menons les enquêtes et les poursuites liées à ce crime international.
Mais, en même temps, nous continuons à commettre les mêmes erreurs, malgré la jurisprudence et l’orientation dont nous disposons. Malgré des indications et parfois même des preuves très claires de violences sexuelles, ces crimes continuent de ne pas être plaidés dans des documents initiaux. Ils continuent d’être soit ignorés, soit dilués dans des formulations plus générales ou euphémistiques alors qu’ils pouvaient être plaidés plus explicitement. C’est un point sur lequel je me suis penché avec attention, en particulier sur le plan national, en essayant de travailler avec les procureurs nationaux, pour réfléchir sur les types de preuves dont ils disposent et voir pourquoi ils n’étaient pas plaidés dans les dossiers. Nous avons connu cela dans l’affaire Habré au Sénégal et aussi dans l’affaire Kwoyelo en Ouganda. Le défi que nous observons dans les deux cas est que les crimes sexuels ne sont pas articulés à temps dans les documents d’accusation initiaux, ce qui oblige le procureur à retourner en arrière et demander l’autorisation d’amender les charges lorsqu’il estime disposer de preuves ou lorsqu’il est sous la pression de groupes de la société civile. Cela est arrivé plusieurs fois devant les tribunaux ad hoc, devant la CPI et devant les juridictions nationales.
Quels sont les progrès réalisés par les juridictions nationales en matière de poursuites pour violences sexuelles, étant donné que les tribunaux internationaux ne peuvent juger qu’une poignée de personnes ?
Je pense qu’il y a eu des progrès remarquables sur le plan national. Cela est conforme à l’idée de complémentarité. Vous le voyez, par exemple, dans des pays qui sont déjà visés par la CPI ou qui veulent éviter que la CPI se saisisse de leur situation. Vous voyez ainsi des juridictions nationales s’efforcer de montrer qu’elles ont la volonté et la capacité de mener des poursuites significatives pour les crimes commis dans leurs frontières. L’Ouganda en est encore un exemple, ainsi que la Colombie. Je pense que nous verrons des procureurs et des tribunaux nationaux créer des équipes spécialisées pour enquêter sur des crimes internationaux pour montrer qu’ils en ont la capacité institutionnelle et la volonté politique. La Colombie a ouvert des mises en accusation, mène des dossiers dans son système. Le Guatemala a aussi organisé devant des juridictions nationales des poursuites liées aux crimes durant le conflit, nous voyons ce qui s’y passe. C’est important parce que les tribunaux internationaux ne peuvent pas prendre tous les dossiers, jugent seulement des personnes considérées comme portant la plus lourde responsabilité, alors que les tribunaux nationaux ont une plus grande marge de manoeuvre et sont mieux placés pour poursuivre les auteurs de niveau moyen ou inférieur.
Vous avez aussi des poursuites qui se déroulent devant les tribunaux militaires. Par exemple, en RDC, des tribunaux militaires ont commencé à juger des soldats et des commandants pour des violences sexuelles, dont certaines liées au conflit. Mais c’est aussi délicat parce que vous ne pouvez pas savoir quelle est l’efficacité réelle de l’effort du système national. S’agit-il d’un cirque destiné à leurrer la CPI ou est-ce une réelle tentative de prendre les choses en main ? Je pense que c’est un mélange des deux, qui requiert un examen au cas par cas.
Et pensez-vous qu’il y ait eu des progrès en ce qui concerne la réparation ?
Je pense que c’est là que nous avons échoué de manière vraiment manifeste jusqu’à présent. Nous construisons les dossiers autour des victimes, sur la base de leurs témoignages et prétendument en leur nom, et si les équipes de l’accusation font bien leur travail, elles obtiendront la condamnation de certaines personnes coupables. Mais au bout du compte, les survivants n’obtiennent souvent rien, même lorsque les réparations sont ordonnées. Et, techniquement, il s’est avéré très difficile de saisir suffisamment d’avoirs, de déterminer le mode de réparation et d’assurer aux personnes un accès vraiment rapide et efficace aux réparations.
Ceci est un immense défi dans l’affaire Habré, qui était pourtant, sur le papier, une grande victoire pour les survivants, y compris en ce qui concerne les réparations. Il y a eu une décision très généreuse allouant à titre individuel des dizaines de milliers de dollars aux survivants de violences sexuelles. Mais une fois la décision rendue, il n’y a vraiment eu aucune structure pour mettre les réparations en œuvre. Ainsi donc, à la fin, avec l’arrêt de la chambre d’appel, le tribunal a demandé à l’Union africaine de mettre en place un fonds, qui, on l’espère, verra le jour. Mais d’où viendra cet argent ? Ils n’ont pas saisi assez sur Habré et ses biens.
Malgré le triomphe ressenti par les femmes tchadiennes dans la salle d’audience – elles se sont levées et se sont mises à chanter et danser au moment de la lecture du jugement-, elles étaient de retour au Tchad une semaine après. Désormais, elles sont notoirement connues dans leurs communautés comme des survivantes de violences sexuelles, elles portent ainsi un nouveau stigma attaché à elles, sans oublier les informations selon lesquelles elles vont devenir riches du jour au lendemain, parce que les gens avaient pensé qu’elles allaient obtenir beaucoup d’argent du tribunal, alors qu’en réalité, elles n’ont pas encore touché un centime.
Je pense que nous devons, vraiment, en tant que communauté internationale, réfléchir davantage sur la façon d’apporter soutien et réparations aux victimes.