Introduction
La justice transitionnelle peut être utilisée pour remodeler l’État et la société post-conflictuelle. Elle exprime une certaine conception de la réconciliation. L’expérience tunisienne permet de vérifier que la justice transitionnelle entretient des rapports étroits avec les recompositions politiques dans lesquelles elle se déploie. Élu président de la République en 2014, Béji Caid Essebsi (BCE) va aussitôt remettre en question le modèle holiste de justice transitionnelle établi par la loi organique de décembre 2013, conduit par l’Instance Vérité et Dignité (IVD). Comme Rublie (2013) indique, les expériences comparées de justice transitionnelle montrent que « les partis politiques qui contestent les outils de la justice transitionnelle le font à partir de la combinaison entre leur propre intérêt (éviter de rendre des comptes) et l’expression d’une certaine conception de la justice, la vérité et la réconciliation. ».
En vue d’imposer sa conception de la réconciliation et la justice transitionnelle, BCE va procéder de deux manières : proposer un deuxième dispositif basé sur l’amnistie, d’une part, et exclure l’IVD en rendant caduques ses prérogatives relatives à la corruption et l’abus d’argent public, d’autre part.
Le projet d’amnistie du président de la République
BCE a une conception minimaliste de la justice transitionnelle qui a pour but l’amnistie amnésique. D’après lui, il faut « cesser de régler nos comptes avec le passé. Il faut tourner la page des poursuites… », après tout, « A quoi cela nous mène-t-il d’emprisonner les gens ? » (Paris Match, 2015).
Quand le président a déposé son projet au parlement la première fois le 14 juillet 2015, l’IVD a saisi la Commission de Venise pour avis. Cette dernière, sans écarter la possibilité de mettre en place un second mécanisme équivalent à celui prévu par la loi organique de 2013, a jugé inconstitutionnel le projet de loi et l’a déclaré incompatible avec l’idéal et l’esprit de la justice transitionnelle telle que prévue dans la Constitution de 2014 dans son article 148.9 (Commission de Venise, 2015).
Aussi, suite à la pression internationale et nationale, les fonctionnaires ayant profité personnellement d’actes injustifiés, les hommes d’affaires, comme tout autre personne, impliqués dans des affaires de corruption, de malversation financière, d’infraction fiscal et/ou de change ont été écartés de la catégorie des bénéficiaires de la nouvelle loi. L’amnistie est, a priori, réservée aux seuls fonctionnaires ayant procuré des avantages injustifiés à autrui sans en tirer profit pour eux personnellement.
Dans une interview avec les quotidiens Essahafa et La Presse de Tunisie (2017), BCE estime que le processus de réconciliation est bloqué en Tunisie parce que l’on cherche à exagérer ses conditions. Il déplore aussi la complexité de la procédure devant l’IVD qui ne permet pas de régler au plus vite les dossiers. L’ingénierie de l’art. 5 de la loi de BCE débouche sur une procédure expéditive d’amnistie amnésique, la plus contestée des quatre catégories d’amnistie dans la typologie de Slye (2012). D’une part, aucun pilier du modèle holiste de justice transitionnelle, à savoir l’établissement de la vérité, la désignation des responsabilités, la réparation aux victimes et enfin la réforme des institutions, n’a été pris en compte. D’autre part, les garanties d’indépendance restent sujettes à caution malgré les toilettages entrepris depuis la première version. En effet, la prédominance du ministère public, agissant sous l’autorité du Ministre de la Justice, dans la procédure est problématique. Elle risque de jeter le discrédit sur les certificats d’amnistie accordés ainsi que sur l’issue des recours contre lesdits amnisties devant le Comité de Règlement des Différends, d’autant plus que les décisions de ce comité ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Dans son rapport de 2017 sur la corruption en Tunisie, GAN Integrity (2017) a pointé du doigt le fait que le système judiciaire tunisien était « principalement critiqué pour son manque d'indépendance et donc d'impartialité. … La constitution de 2014 définit clairement une indépendance totale de la justice, mais le gouvernement continue d'exercer une influence sur les affaires judiciaires. ».
Par ailleurs, le prétexte selon lequel les responsables amnistiés ne faisaient qu’appliquer les instructions « d’en haut » peut être valable aussi pour les fonctionnaires qui ont tiré profit pour eux-mêmes, le procédé étant bien connu pour maintenir un responsable sous la menace. Vu le pouvoir discrétionnaire accordée au ministère public, la catégorie des bénéficiaires risquerait d’être redéfinie.
Les fonctionnaires ainsi amnistiés sont dégagés de l’obligation de restituer les sommes spoliées. Ils pourront reprendre leur poste au sein de l’administration. Non seulement cette loi fait taire une jurisprudence constante du Tribunal Administratif qui interdit aux fonctionnaires d’exécuter des instructions illégales mais aussi exclue toute volonté de réformer le système.
La gestion autoritaire de la Justice transitionnelle
Pour que ce mécanisme puisse être mis en œuvre sans heurts, il fallait retirer les compétences de l’IVD en la matière et la mettre hors-jeu. Dans la première version du projet, l’IVD avait deux représentants parmi les sept membres de la Commission Réconciliation (CR). Or, pour la tenue de ses réunions et la prise des décisions la règle est la majorité. Dans tous les cas de figure, les deux représentants de l’IVD ne représentaient pas une force de blocage. La deuxième version a accentué l’exclusion de l’IVD en supprimant les dispositions relatives à la participation de l’IVD aux travaux de la CR. Le texte adopté, sans le dire expressément, rend inutile ou caduque l’IVD pour ce qui est de la catégorie de fonctionnaires concernée par la loi sur la réconciliation administrative. Aussi, le refus du chargé du contentieux de l’État de collaborer positivement avec l’IVD a empêché cette dernière de clôturer des dossiers hautement symboliques en rapport avec le système de corruption et d’abus d’argent public.
Enfin, la légalité des arrangements pris pour mettre fin prématurément aux travaux de l’IVD est discutable et qui plus est ne peut être réduite à la seule rhétorique juridique. Ceci renseigne bien sur les résistances politiques contre le modèle holiste de justice transitionnelle piloté par l’IVD et indique clairement les velléités hégémoniques du pouvoir en place dans la gestion de la justice transitionnelle.
Cette tendance autoritaire de la gestion du conflit autour de la justice transitionnelle, on la retrouve bien dans l’intervention de BCE dans un domaine qui ne rentre pas dans ses compétences constitutionnelles. Pourtant, dans son avis de 2015, la Commission de Venise reconnait que la démarche présidentielle est constitutionnelle en faisant valoir que l’article 62 de la constitution reconnaît la faculté du président à soumettre des projets de lois. Cette conclusion semble un peu hâtive : la Commission n’a pas lu l’article 62 à la lumière de l’article 77 de la constitution. Ce dernier précise que « Le président de la République est chargé de déterminer les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l’État et du territoire national des menaces intérieures et extérieures, et ce, après consultation du Chef du Gouvernement ». Autrement dit, le président de la République ne peut soumettre que des projets de loi qui concernent ses domaines de compétence tels qu’arrêtés dans l’article 77. Or, l’organisation de la justice transitionnelle n’entre pas dans la série de compétences énoncée dans l’article 77.
Certains juristes estiment que c’est l’article 72 de la constitution, disposant que le président de la République « veille au respect de la Constitution. », qui donne à ce dernier le droit de prendre de telles initiatives. Cet article, qui fait écho à l’article 5 de la constitution de la République française, signifie que le président de la République a un rôle de gardien, autrement dit, il a « un devoir général de rappeler au respect de la Constitution ceux qui s'en éloigneraient » (Ardant, 1987). Qui plus est, l’initiative présidentielle n’apparaît guère motivée par la veille au respect de la constitution, elle est tout juste une promesse de campagne de BCE-candidat. Cette gestion autoritaire des conflits conduit dans certains cas un acteur en manque de ressources, BCE en l’occurrence, à transgresser les règles du jeu, la violation de la constitution dans notre cas, dont notamment les dispositions relatives à la lutte contre l’impunité et la corruption, pour faire triompher sa conception de la justice transitionnelle.
Conclusion
Chaque fois où le passé est soumis à examen, cela ouvre les débats, provoque des résistances, mobilise de nouveaux groupes autour des revendications pour la justice et suscite des stratégies légales qui pourraient affecter la manière de mise en œuvre de la justice transitionnelle (Bell : 87).
Face aux manifestations et mouvements de protestation continus qualifiant son projet de mécanisme d’impunité et de promotion de la corruption, BCE est monté au créneau, le 10 mai 2017, en déclarant en substance : « Nous accuser continuellement de protéger les corrompus et qu’il s’agit d’une loi sur l’impunité, voyons, il y a une limite à tout. Je vous dis une chose : si ça continue ainsi, et bien, la démocratie, on n’en a pas besoin ». (Youtube, 2017, 39’15 – 39’48)
Dans notre cas, la gestion autoritaire est motivée par la vulnérabilité institutionnelle post-2011 et la tendance systématique de BCE à ne pas respecter les institutions issues de la constitution de 2014 (Limam, 2016). En ce faisant, il confirme une tendance constatée dans les expériences comparées, qui consiste en ce que l’ancien régime a tendance à s’approprier des outils de la transition – comme celui de la justice transitionnelle – et les utiliser à son profit lorsqu’il conserve une position clé dans la gestion de la transition démocratique.