A l’occasion de la célébration du vingtième anniversaire du Traité de Rome créant la Cour pénale internationale, l’organisation néerlandaise, Impunity Watch, spécialisée dans le traitement du passé, plaide, dans un rapport, pour la complémentarité entre les initiatives locales de justice transitionnelle dans le Sud-Kivu et le travail des juridictions nationales et internationales. JusticeInfo s’est entretenu avec Gentil Kasongo Safari, auteur du rapport.
Justiceinfo.net : Pourquoi s’être concentré sur le Sud-Kivu et comment se porte la justice transitionnelle dans cette province de l’Est du Congo ?
Gentil Kasongo : Le choix de la province du Sud-Kivu se fonde sur plusieurs raisons. Mais l’importante à retenir est qu’il s’agit de l’une des parties de la RDC qui sont instables du fait d’innombrables cas des violations graves des droits humains et des conflits armés qui ont causé beaucoup de dégâts depuis plus de vingt ans, et qui persistent jusqu’à présent, malheureusement, dans certaines parties de cette province. Ainsi, nous avons décidé de mener cette recherche au Sud-Kivu en vue d’y rencontrer les victimes et les communautés affectées par les violences et les conflits. Il y a un besoin immense au sein de la population du Sud-Kivu de voir les mécanismes et initiatives de justice transitionnelle être mis en œuvre, mais il y a des nombreux défis auxquels la population et d’autres acteurs locaux font face. Certes, par rapport aux poursuites pénales il y a eu des avancées significatives notamment avec quelques procès des cas emblématiques dans le cadre des violences sexuelles, au cours des audiences foraines ces dernières années, mais au regard des nombreux cas qui ne sont pas encore traités, le travail à faire reste énorme.
Votre rapport révèle qu’en ce qui concerne le traitement du passé, les habitants du Sud-Kivu sont satisfaits des initiatives locales de justice transitionnelle. Pourquoi cette satisfaction ?
Oui, la majorité des participants à la recherche nous a fait savoir que les initiatives locales procurent plus de satisfaction aux communautés bénéficiaires pour plusieurs raisons. Il s’agit notamment du fait que les initiatives locales arrivent souvent à prendre en compte, de manière effective, les besoins réels des communautés concernées. Il y a aussi le fait que les initiatives locales sont souvent mises en œuvre avec rapidité et apportent le soutien ou les réponses voulus au moment opportun. D’après les participants à la recherche, ces principaux facteurs contrastent avec les initiatives nationales, par exemple des procès organisés par des juridictions nationales, qui, non seulement sont rares au niveau de la province, mais aussi prennent moins en compte les besoins réels des communautés et arrivent souvent en retard. Aussi, les initiatives locales sont physiquement et culturellement plus proches des communautés où les violences ont été perpétrées, ce qui permet à ces communautés de pouvoir participer à la conception et la mise en œuvre de ces initiatives. Je le dis parce que la participation des victimes aux processus de justice transitionnelle est cruciale afin de garantir les droits des victimes mais aussi pour faire en sorte qu’au final ces processus soient perçus par les victimes comme étant une réussite à la faveur de leur participation.
Ces initiatives locales sont-elles si importantes qu’il faut se passer du travail des juridictions nationales ou de la CPI ?
Non, pas du tout. Il n’est pas question de se passer des initiatives nationales et internationales, notamment en ce qui concerne les poursuites pénales à travers les juridictions nationales ou la CPI. Les participants à la recherche ne sont pas contre ces mécanismes en tant que tels ; ils ont juste exprimé une préférence pour les initiatives locales parce que ce sont ces dernières qui ont un impact positif dans les communautés pour le moment. Par exemple, un acteur de la société civile d’Uvira avait dit pendant les discussions que n’eussent été les initiatives de la société civile locale et de certains leaders communautaires locaux ; il n’y aurait pas le minimum d’accalmie et la prise en charge des victimes qui sont observés dans la province. Je dois souligner aussi le fait que l’un des constats majeurs de cette recherche c’est qu’il y a une nécessité de complémentarité entre les initiatives locales et les initiatives nationales et internationales. Ceci est aussi le reflet de certaines opinions exprimées durant la collecte d’informations sur terrain au Sud-Kivu. Et en cette semaine où l’on commémore le 20 ème anniversaire du Statut de Rome instituant la CPI, la complémentarité entre les processus nationaux et la justice internationale s’avère cruciale plus que jamais, afin de lutter efficacement contre l’impunité et faire justice aux victimes.
Ces initiatives locales de traitement du passé n’ont-elles pas aussi leurs limites ?
Ces initiatives locales ont aussi des limites de plusieurs ordres. Je peux citer notamment le fait que certaines initiatives locales, pour être mises en œuvre, nécessitent l’intervention ou l’implication de l’État, mais lorsque la volonté politique manque, ça devient très difficile et même impossible de réaliser certains programmes. Pendant la recherche, nous avons entendu plusieurs témoignages relatifs à certains projets initiés par la société civile ou les leaders communautaires locaux mais qui n’ont jamais pu voir le jour à cause du manque de volonté politique de la part des acteurs étatiques qui étaient censés autoriser, accompagner ou appuyer ces initiatives. Ainsi, faute d’appui institutionnel, certaines initiatives locales ont un impact très limité et ne durent pas longtemps. Par ailleurs, la plupart d’initiatives locales ont souvent été financées par des partenaires extérieurs, mais lorsque le financement prend fin, les activités s’arrêtent par la suite alors que les communautés en ont encore besoin. Il se pose donc aussi le problème de durabilité.
D’autres provinces du Congo affectées par les violences, peuvent-elles s’inspirer de l’exemple du Sud-Kivu en matière du traitement de passé ?
Le Sud-Kivu est un contexte particulier mais je dirais qu’il y a des similitudes avec d’autres provinces, surtout celles de l’Est de la RDC. Des études précédentes montrent que dans d’autres provinces, notamment le Nord-Kivu et l’Ituri, il y a eu des initiatives locales similaires à celles vécues au Sud-Kivu. C’est par exemple les cas des initiatives en matière de règlement pacifique des conflits et d’assistance aux victimes des violences. Aussi, un des constats curieux de la recherche, c’est que les communautés ont cité à plusieurs reprises l’autodéfense comme une initiative locale pour faire face aux violences. L’autodéfense est pratiquée presque dans toutes les provinces de l’Est de la RDC, non pas parce qu’elle est bonne ou idéale en soit, mais c’est souvent pour pallier le manque ou l’insuffisance des mesures de protection des civils par l’État. Je pense qu’il y a un certain nombre d’autres initiatives similaires dans les différentes provinces mais il faudrait mener aussi des recherches dans d’autres provinces pour faire une comparaison objective.
Dans votre conclusion, vous plaidez pour la mise en place d’une nouvelle Commission Vérité et de chambres spéciales mixtes au sein des juridictions pénales congolaises. En quoi cela est-il si nécessaire aujourd’hui ?
Il s’agit là des mécanismes très importants dans le traitement du passé en RDC. Nos recherches et celles d’autres organisations en RDC, y compris le rapport Mapping des Nations Unies, ont eu à recommander la mise en place de ces mécanismes en vue de respecter les droits des victimes à la vérité et à la justice. Il y a eu une Commission Vérité et Réconciliation en RDC, entre 2003 et 2006, mais elle avait complètement raté sa mission. Et cette même commission avait recommandé, dans son rapport final, qu’il soit mis en place une nouvelle commission Vérité en RDC. Le Chef de l’État actuel aussi avait fait une déclaration en faveur d’une nouvelle commission Vérité.
En plus, le besoin de la population de connaitre la vérité sur les crimes et violences du passé est toujours vif, tel que nous l’avons encore constaté au cours de cette dernière recherche menée au Sud-Kivu. S’agissant des poursuites pénales, les cas à traiter sont tellement nombreux que toutes les parties prenantes, y compris le gouvernement congolais, sont presqu’unanimes sur le fait qu’il faut mettre en place un mécanisme qui puisse compléter et appuyer la justice pénale congolaise dont les limites ne sont plus à démontrer.
Et comment évolue le processus de la mise en place de ces mécanismes ?
Depuis une dizaine d’années il y a eu deux propositions dans les débats. La première concerne un tribunal pénal international sur la RDC et la seconde concerne les chambres spécialisées mixtes à mettre en place au sein des juridictions pénales congolaises. Au fil des années, c’est cette seconde proposition qui s’est imposée et qui bénéficie de l’assentiment de la plupart d’acteurs, y compris parmi ceux qui sont au pouvoir actuellement. Le principe, en quelque sorte, pour la mise en place de ces mécanismes semble donc être acquis mais c’est plutôt la matérialisation qui traine depuis plusieurs années déjà, apparemment à cause du manque de volonté politique. C’est pourquoi nous plaidons pour que ces mécanismes puissent enfin être mis en place. Certes, le contexte politique actuel dans le pays ne s’y prête pas mais nous plaidons pour que des actions soient menées dans la perspective que ces mécanismes soient effectivement mis en place après la transition politique actuelle. C’est pourquoi nous soutenons les efforts de plaidoyer de nos partenaires de la société civile en RDC pour faire en sorte que les questions de justice transitionnelle fassent partie des débats politiques qui sont en cours en RDC actuellement. Au fait, nous sommes convaincus que le traitement des crimes et violences du passé et la protection des droits des citoyens dans le présent sont des questions qui se renforcent mutuellement et s’entrecroisent.