Production politique de l’oubli : entre pouvoir et guérison

Production politique de l’oubli : entre pouvoir et guérison©@ Thierry Brésillon
Préparatifs d'installation de la statue d'Habib Bourguiba au centre de Tunis le 23 mai 2016
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Conflit et dictature, en dépit de leur différence, partagent un trait commun qui justifie désormais le recours à la justice transitionnelle, c’est l’usage de la violence et l’inimitié qui déchire les collectifs engagés dans cette conflictualité. La dictature, en effet, non seulement se manifeste par un usage arbitraire, illégitime, disproportionné de la force, mais tente de la justifier par l’existence, parfois créée de toute pièce, d’un « ennemi intérieur ».

L’introduction d’une forte dose de violence dans une société induit des effets durables, bien au-delà de la fin du conflit ou du régime. De telle sorte que la violence prolonge, dans une situation nouvelle, les effets d’une période révolue. Les traumatismes, les responsabilités, les inimitiés…  La question qui est posée aux acteurs politiques et sociaux, c’est de savoir comment neutraliser, dans le présent et dans l’avenir, les effets de la violence passée.

Pour traiter cet héritage, deux paradigmes sont en présence, celui de l’oubli et celui de l’apurement du passé, tous deux parés de vertus réparatrices. Ils sont mis en œuvre respectivement par les lois d’amnistie/amnésie, et par les processus de justice transitionnelle (déclinée dans les cinq piliers désormais communément admis : vérité, redevabilité, réparation, réforme, mémorialisation).

 

  1. L’oubli, une production politique

Avant d’aborder la dimension politique de la question de l’oubli, il est nécessaire de préciser ce que l’on entend par « oubli ». Pour une typologie des formes d’oubli, je suivrai Johann Michel[i], qui tire lui-même partie du travail incontournable de Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000).

Evacuons d’emblée l’oubli-omission, l’effacement de la quantité d’informations et de sensations dont nous sommes bombardés en permanence, qui satureraient la mémoire au point de la rendre inopérante.

Nous parlons ici d’oubli politique. Dans son travail sur la mémoire de la collaboration du régime de Vichy[ii], Henry Rousso identifie quatre étapes dans la mémoire des crimes du passé : le deuil, le refoulement, le retour du refoulé, enfin l’hypermnésie (la remémoration intensive du passé). L’usage de catégories issues de la psychologie (amnésie, refoulement…) pour expliquer des phénomènes collectifs oblige à une certaine prudence. Henry Rousso plutôt que d’oubli préfère parler d’absence. Absence du passé dans le présent, absence mémorielle, politique, judiciaire…

En revanche, les psychologies individuelles, durant des périodes de violence, sont marquées par des traumatismes qui constituent des émotions politiques, au sens où elles sont le résultat d’une politique et fabriquent du politique[iii].

La succession des séquences du refoulement à l’hypermnésie n’est pas un processus « naturel ». Elle est le produit des cadres sociaux, déterminés par une configuration de pouvoir, qui, en interaction avec les mémoires personnelles, façonnent la mémoire collective[iv]. On entre alors dans le champ de la production politique de la mémoire et de l’oubli.

Le vide narratif, qui dépossède les acteurs sociaux de la possibilité de se raconter eux-mêmes, l’évacuation du caractère punissable d’un acte, l’interdiction d’évoquer un événement, voire l’effacement de ses traces matérielles dans l’intention d’écrire une histoire univoque et définitive, ne sont, en réalité, jamais irréversibles. Ces politiques de l’oubli remplissent des objectifs dans le présent et sont donc soumises aux évolutions politiques.

Les deux options, oubli ou apurement du passé, coexistent toujours en tension. L’aspiration à l’apaisement, la peur, la recherche d’impunité sont contrebalancées par l’exigence de justice et le travail des traumatismes. La limite entre ce qui est admis dans la mémoire collective et ce qui est maintenu dans le champ de « l’oubli » est le produit d’une transaction politique et d’un rapport de force évolutif.

 

  1. Politiques de l’oubli, entre quête de concorde et occultation de la discorde

Avant d’évoquer le cas de la Tunisie, je voudrais évoquer quelques précédents historiques.

Le premier recours connu à l’oubli comme instrument politique remonte à 403 avant JC, après la défaite des Trente tyrans qui avaient divisé la cité athénienne. A l’issue de cette période de terreur, les démocrates, vainqueurs, avaient interdit, sous peine de mort, d’évoquer le passé et de reprocher leurs crimes aux Trente [v]. L’épisode est loin de nous, mais il illustre la tension structurelle entre deux principes : le besoin d’unifier le corps politique et la nature conflictuelle du politique. C’est entre ces deux pôles que s’élabore le rapport au passé.

 

Finir les guerres de religion

La « clause d’oubliance » par laquelle s’ouvrait l’Edit de Nantes qui a mis fin aux guerres de religion, en France, en 1598 stipulait que « […] la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre, […], demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue […] »[vi]

Toutefois, les modalités de mise en œuvre de cet oubli ménageaient le besoin de justice. Des commissaires des édits de pacification, mandatés par le Roi, étaient envoyés de village en village pour « trancher les conflits d’hier, apaiser les craintes, réintégrer les exilés, rendre les biens confisqués, etc. À eux prioritairement revient de savoir ce qu’il importe de poursuivre et ce qu’il faut savoir oublier »[vii]. Cette modalité de gestion du passé est intimement liée au double mouvement de la construction de l’Etat français : la vocation de la monarchie à s’imposer comme la seule source d’autorité et la persistance de pouvoirs locaux forts avec lesquels l’Etat devait composer.

 

Algérie : Confiscation du pouvoir, confiscation mémorielle

Cas extrême d’une politique d’oubli, les dirigeants algériens, suite à la « décennie noire » (les années 1990), ont choisi le principe de la Concorde civile en 1999, prolongée par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale adoptée en 2005[viii]. Le texte a été prolongé par une ordonnance qui prévoit « l'emprisonnement de trois à cinq ans et une amende de 250 000 dinars à 500 000 dinars, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l'État, nuire l'honorabilité de ses agents qui l'ont dignement servie, ou ternir l'image de l’Algérie sur le plan international ». Pour obtenir le silence, l’autre protagoniste du conflit a été inclus dans le camp des bénéficiaires de l’oubli.

Le verrouillage mémoriel imposé est le produit du monopole qu’exerce l’institution militaire sur le pouvoir et de la rupture radicale entre ce pouvoir et la société.

*

On pourrait multiplier les exemples, évoquer notamment le Pacte d’oubli espagnol à la sortie du franquisme, la tentative des militaires argentins de mettre un « point final » aux poursuites contre les officiers de la junte militaire. L’idée clé, c’est que l’oubli, l’absence organisée du passé, est en permanence tendue entre fait du pouvoir et tentative de guérison.

  1. La Tunisie, l’oubli au service de la transaction

Un dispositif discontinu et éclaté

Le traitement du passé depuis 2011 a suivi des orientations différentes en fonction des conjonctures politiques, il a mis en œuvre plusieurs types de moyens sans coordination et poursuit des objectifs non-concordants.

La politique du passé s’ordonne en plusieurs séquences :

  • 2011 : c’est l’année du dévoilement. Aucun secteur ne peut se réfugier derrière la nécessité de l’oubli. Les commissions sur la corruption et la répression, la confiscation des biens mal acquis, les poursuites contre les responsables de la répression, l’exclusion politique des anciens cadres du RCD, entendent ne laisser aucune zone d’ombre.
  • 2012 - 2014 : Les procès des responsables de la répression vont se dérouler sous une pression constante de l’institution sécuritaire, jusqu’aux verdicts d’avril 2014 qui aboutiront à libérer tous les membres des forces de l’ordre arrêtés depuis 2011. Le gouvernement renonce à un projet de loi de réparation à l’été 2012, remplacée par des décrets laborieusement appliqués. La tentative d’exclure les anciens cadres du RCD des élections échoue. Au moment du vote de la loi en décembre 2013, la valeur performative du dévoilement du passé s’est affaiblie. Cette dévitalisation de la vérité, la ritualisation progressive de la commémoration de la révolution et le désenchantement à l’égard des résultats laissent la place à un retour à l’emprise de l’oubli.
  • Depuis 2015, la valorisation de l’oubli-réconciliation occupe une place grandissante dans le discours officiel, sur le modèle du « pacte d’oubli » espagnol ou du « point final » argentin. Elle se traduit dans une tentative de réformer la loi sur la justice transitionnelle et de faire adopter une loi de réconciliation, en réalité d’amnistie, relatives aux crimes économiques et financiers lancée dès mars 2015, qui s’est limitée à une amnistie au bénéfice des fonctionnaires adoptée en septembre 2017.
    Les auditions publiques de l’IVD à partir de novembre 2016 ont rafraîchi la mémoire de la répression jusqu’en 2011. Mais dans une dynamique quasiment parallèle à la gestion du passé par l’Etat qui, au contraire, réhabilite des figures du passé, favorise l’oubli et le déni de la part des responsables[ix] et évacue les moments insurrectionnels et les jeunes révolutionnaires du discours officiel sur le passé.

 

De la rupture à la transaction pactée

Rapportées aux configurations politiques, les trois séquences évoquées plus haut correspondent à trois temps politiques :

  • la défaite de l’ancien régime, privé de forces pour le représenter et instaurer un rapport de force ;
  • la mise en place et la stabilisation d’une force politique qui permet la conclusion d’une transaction entre les deux principales forces de gouvernement : Nidaa Tounes et Ennahdha ;
  • la traduction de cette transaction dans un partage du pouvoir qu’Ennahdha a intérêt à protéger des tensions que pourrait susciter un retour trop éloquent du passé, c’est-à-dire la mise en cause judiciaire des hauts cadres encore dotés d’une capacité de nuisance.

Ce que nous dit cette évolution de la politique du passé de la configuration politique tunisienne, c’est que nous sommes dans une transition pactée où l’oubli peut jouer un rôle ambivalent : autoriser le maintien de l’ordre ancien, maintenir une hiérarchie sociale, mais aussi impliquer les pouvoirs issus de l’ancien ordre dans la consolidation du nouveau régime, voire protéger la transaction entre forces anciennes et nouvelles. L’évocation du passé n’aura servi finalement qu’à ouvrir le temps de redistribution politique, tandis que la redistribution mémorielle est limitée par la nécessité de préserver la transaction politique, sans aller jusqu’à une relecture de l’histoire qui produirait une réelle redistribution des positions sociales.

La nécessité de prolonger la rente politique qu’offre l’image externe d’une transition démocratique réussie (dont la justice transitionnelle et l’inclusion de la « société civile » sont formellement des critères) a contribué à contenir l’emprise de l’oubli dans le champ des politiques publiques.

 

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Conclusion

L’expérience montre que les seuls garants d’une lutte durable contre l’oubli sont les « victimes », ceux qui ont été affectés par l’expérience traumatisante de la violence, les « porteurs de mémoire ».

Pourtant deux écueils guettent ces groupes. Tout d’abord, l’injonction à l’oubli, la construction d’un présent fondé sur le déni, la simulation de la réconciliation, une narration où ils n’ont pas leur place, peut les enfermer dans le ressassement, la créance-victimaire, le ressentiment, « forme la plus dangereuse de la lutte contre l’oubli », selon Henry Rousso[x]. « Une mémoire saturée par la douleur inhibe la construction de nouveaux horizons d’attente et charrie avec elle le repli des individus et des groupes victimaires sur eux-mêmes »[xi].

L’autre écueil est le refoulement du souvenir, le maintien du « cadavre dans le placard » dont la psychanalyse nous apprend que l’affect lié au souvenir traumatisant, mais censuré, « devenu libre, s’attache à d’autres représentations »[xii], va fabriquer un faux souvenir, ou se déplacer sur un objet associé. Ce retour pathologique du refoulé interdit le dépassement du traumatisme.

Entre l’excès d’oubli et l’excès de mémoire (qui par certains égards peut s’apparenter à une forme d’oubli, puisqu’elle occupe tout l’espace au profit d’une mémoire particulière), les politiques du passé sont à la recherche d’un principe régulateur.

C’est dans cette optique que Paul Ricœur propose l’idée de « juste mémoire » : « C’est la justice qui, extrayant des souvenirs traumatisants leur valeur exemplaire, retourne la mémoire en projet. »[xiii].

« La construction amnésique officielle nourrit clairement le dessein de ne pas ranimer le souvenir d’un peuple divisé et hiérarchisé »[xiv], rappelle néanmoins Johann Michel. En clair, l’oubli est l’allié de l’ordre, même et surtout s’il est injuste. Même Nietzsche nuance son appel à un oubli vital et libérateur[xv], condition de l’être-au-présent et de la possibilité de vouloir et d’agir : « Il arrive pourtant parfois que cette même vie qui requiert l’oubli veuille momentanément en déchirer le voile : c’est alors qu’on aperçoit combien injuste est l’existence d’un objet, d’un privilège, d’une caste, d’une dynastie, et combien cette chose mérite de disparaître. C’est alors qu’on examine son passé d’un point de vue critique, qu’on porte le fer à ses racines, qu’on passe cruellement outre à toutes les piétés »[xvi].

 

[i] Johann Michel, Peut-on parler d'une politique de l'oubli ? 2011.

Publié sur le site Les usages publics du passé, EHESS

http://usagespublicsdupasse.ehess.fr/wp-content/uploads/sites/7/2014/05/Michel_Johann_._Politiques_de_l_oubli.pdf

[ii] Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy (1944-198...)  Le Seuil, 1987.

[iii] Françoise Sironi, Psychopathologie des violences collectives, Odile Jacob, 2007

[iv] Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire. (1925) Albin Michel, 1994

[v] Nicole Loraux, La Cité divisée : l'oubli dans la mémoire d'Athènes, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 2005

[vi] Paul-Alexis Mellet et Jérémie Foa, Une « politique de l’oubliance » ? Mémoire et oubli pendant les guerres de Religion (1550-1600). Astérion, 15/2016. Dossier « Après la guerre ».

[vii] ib.

[viii] Souad Belhaddad, Le prix de l’oubli, Algérie 1992-2005. Flammarion, 2005.

[ix] Jérôme Heurtaux, Le triple déni des cadres déchus. Le Monde diplomatique, mai 2017, pp. 22-23.

[x] Henry Rousso, op. cit.

[xi] J. Michel. op. cit.

[xii] Lydia Flem, « Il y a toujours un cadavre dans le placard », Le Genre humain 1988/3 N° 18, p. 93-104.

[xiii] Paul Ricœur. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Seuil. 2000

[xiv] J. Michel. op. cit.

[xv] Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles. De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie.

[xvi] F. Nietzsche, ib.