Le 13 août 2017, à l’occasion de la Journée nationale de la Femme Tunisienne, le Président Béji Caid Essebsi annonçait la création de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe). « On ne peut pas traiter les femmes comme en 1956, il y a soixante ans. En réalité, les femmes sont devenues les égales des hommes », déclarait-il dans son palais de Carthage devant un large parterre féminin. Il charge la Commission de proposer les réformes « relatives aux libertés individuelles et à l’égalité, qui découlent des dispositions de la constitution du 27 janvier 2014, des normes internationales en matière de droits humains et des tendances actuelles dans le domaine des libertés et de l’égalité », dit le décret présidentiel instituant la Colibe . La Commission, constituée de neuf membres, des juristes, des islamologues, des anthropologues et des journalistes, est dirigée par Bochra Bel Haj Hmida, avocate féministe et députée.
Le 12 juin 2018, la Commission livrait son rapport au Président et à l’opinion publique.
« Dans la lignée des textes fondamentaux de la Tunisie moderne »
Ce document de 233 pages prend option en faveur de l’Etat civil, des droits humains et de la modernité, tout en cherchant à assainir le dispositif législatif tunisien des derniers vestiges textuels de la tradition religieuse. La commission propose deux grands projets : un Code des libertés individuelles et une loi organique abolissant la discrimination envers les femmes et les enfants. Dans son rapport, l’équipe présidée par Bochra Belhaj Hamida, recommande de dépénaliser l’homosexualité, de garantir l’égalité entre les hommes et les femmes dans l’héritage, d’abroger les lois basées sur la « moralité » et d’abolir la peine de mort.
Pour Wahid Ferchichi, juriste et ancien président de l’Association des libertés individuelles, « le travail colossal fourni par la Commission des libertés individuelles et de l’égalité s’inscrit dans la lignée des textes constitutifs de la Tunisie moderne : le Pacte fondamental de 1857, la première Constitution tunisienne et jamais encore promulguée dans un pays arabe, celle de 1861, le Code du statut personnel de 1956 et la Constitution de 2014 ».
Or, dès la publication de son rapport, la Colibe fait face à des campagnes successives de diffamation, de diabolisation et de désinformation. Ses membres reçoivent des menaces de mort. Ils sont accusés à tort de vouloir légaliser le mariage gay et d’interdire la circoncision. Un imam salafiste appelle au lynchage public de toute la Commission. Le Conseil islamique supérieur, une instance officielle, se prononce contre les dispositions égalitaires entre les deux sexes en matière successorale.
Présomption d’innocence et la liberté de disposer de son corps
Devant le silence assourdissant du président de la République et de la classe politique et leur déficit de soutien à la Colibe, plus de 90 associations tunisiennes et ONG internationales des droits humains ont signé le 24 juillet, la veille de la fête de la République, le Pacte de la Tunisie pour l'égalité et les libertés individuelles. Le Pacte reprend en 10 points les principales recommandations de la Commission et appelle les autorités à les traduire le plus tôt possible dans la législation. Parmi ces recommandations on peut citer : l’égalité femmes-hommes, y compris dans l’héritage, la dépénalisation de l’homosexualité, l’abolition de la peine de mort, la présomption d’innocence ou encore la liberté de disposer de son corps et les libertés de conscience, d’expression et de religion.
« Convaincus de notre droit de vivre dans une Tunisie fédératrice de toutes et de tous dans nos différences, la diversité de nos couleurs, nos parcours, nos modes de vie et nos convictions ; acquis aux libertés dont nous nous rapprochons chaque jour ; soucieux de préserver notre pays des divisions, humiliations et exclusions ainsi que de transmettre aux générations futures une Tunisie meilleure ; nous, individus et groupements, considérons que nous vivons aujourd’hui un moment décisif avec la publication du rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité… ». Ainsi s’expriment dans le préambule les 92 signataires du Pacte de la Tunisie pour l’égalité et les libertés individuelles.
169 ambassadeurs et ambassadrices des libertés individuelles
Le Pacte a été présenté au grand public lors d’une manifestation aux couleurs de la fête organisée le 24 juillet à la Cité de la Culture de Tunis. A travers des performances, des chants, des danses et des lectures de poésie, des artistes sont venus démontrer leur engagement pour les causes que défend le Pacte.
Wahid Ferchichi fait partie des organisateurs de l’événement. Il explique : « Notre pacte est un document de référence. Il incarne un argumentaire utile lors d’un éventuel plaidoyer pour modifier par exemple le Code pénal ou le Code du statut personnel ».
D’autre part, le Pacte a tranché. « Nous laissons de côté les alternatives présentées par la Colibe concernant les trois thématiques qui fâchent : la peine de mort, l’article 230 relatif à la sodomie et l’égalité dans l’héritage. En tant que société civile, nous revendiquons un plafond en matière d’égalité, de dignité et de liberté par rapport à ces questions, à savoir l’abolition totale de la peine capitale, l’égalité en matière successorale et l’abrogation pure et simple de l’article 230 », ajoute Wahid Ferchichi.
Devant le manque de réactivité des politiques, la société civile continue à se mobiliser, notamment pour protéger les recommandations de la Colibe contre tout détournement, distorsion ou instrumentalisation. Ainsi 169 ambassadeurs et ambassadrices des libertés individuelles et de l’égalité ont été désignés parmi les artistes, les intellectuels et les journalistes tunisiens. Ils auront la tache d’expliquer et de vulgariser le contenu d’un projet, qui promet de soulever des débats passionnés pour plusieurs mois encore.