Depuis avril 2018, un collectif d’acteurs de la société civile congolaise et internationale mène une campagne pour la création de tribunaux dits populaires en République démocratique du Congo (RDC). Inspirées du tribunal Russell, ces juridictions seraient mises en place par les citoyens eux-mêmes, avec pour mandat, de faire la lumière sur les crimes graves oubliés. Sylvestre Bisimwa, un avocat congolais, et Daniele Perissi, responsable du programme RDC à l’ONG Trial International, nous parlent de cette initiative, dans cette interview croisée.
Justiceinfo.net : Depuis avril vous menez une campagne visant à créer des tribunaux populaires en RDC. Pourquoi cette initiative ?
Daniele Perissi : Il s’agit d’une initiative importante dans le domaine de la justice transitionnelle en RDC. L’initiative fait suite au succès du film «Le tribunal sur le Congo». Sorti fin 2017, ce documentaire du réalisateur allemand Milo Rau donne la voix à plusieurs victimes et témoins des massacres perpétrés ces dernières années dans l’Est de la RDC et essaie d’identifier les causes profondes de ces crimes, en mettant en scène un procès fictif sous la forme d’un tribunal populaire.
Sylvestre Bisimwa : Les tribunaux populaires veulent perpétuer l’initiative de Milo en mettant en place des juridictions qui se donnent la légitimité populaire de bien dire le droit et lutter contre l’impunité de graves crimes oubliés, vu le dysfonctionnement de l’appareil judiciaire congolais, corrompu et inféodé à un Etat qui viole constamment les droits humains. Notre campagne vise plusieurs résultats : il s’agit notamment de faire pression pour amener les autorités nationales et les acteurs internationaux à mettre en place les tribunaux à même de poursuivre les auteurs des nombreux crimes commis en RDC et qui sont à ce jour oubliés par tous. Comment comprendre que les Nations-unies aient investi beaucoup d’argent pour le Rapport Mapping qui a relevé plus de 600 violations graves des droits humains mais qu’après sa publication les Nations-unies et le monde entier gardent le silence. Quelle trahison !
Un tribunal populaire, qu’est-ce au juste ? Et comment devrait-il fonctionner ?
Daniele Perissi : Le concept de tribunal populaire, ou tribunal d’opinion, fait référence à une tradition qui a vu sa première manifestation dans le tribunal Russell des années 1960 créé afin de dénoncer les crimes commis pendant la guerre au Vietnam. Il s’agit d’assemblées dans lesquelles des personnalités d'une haute autorité morale et avec une expertise spécifique dans le pays en question organisent des audiences similaires aux sessions d’un tribunal pour entendre les témoignages des victimes, des témoins et des suspects de certains crimes afin d’arriver à définir les actes commis sous une forme juridique et aboutir à une décision de condamnation ou d’acquittement des personnes ou organisations présumées responsables pour ces crimes. Les décisions des tribunaux populaires n’ont pas de valeur juridique contraignante mais peuvent assumer une valeur morale et symbolique très importante pour les communautés affectées et pour les responsables étatiques auxquels ces décisions sont généralement remises.
Sylvestre Bisimwa : C’est une juridiction indépendante, neutre et impartiale qui entend donner la parole aux victimes des crimes graves pour leur permettre de s’exprimer sur ce qu’elles ont vécu et solliciter réparation. Nous inviterons et donnerons la parole aux auteurs, témoins et aux experts pour faire éclater la vérité et faire triompher la justice. Ce sera un tribunal pour examiner les crimes graves oubliés aussi bien par les autorités congolaises que par la communauté internationale. Le tribunal sera constitué par une équipe mixte constituée des juges et jurés congolais et internationaux qui vont donner leurs avis sur les violations infligées aux victimes. En agissant ainsi, nous espérons interpeller aussi bien les autorités congolaises que la communauté internationale et contribuer ainsi au changement et au développement de la RDC.
Quel serait alors l'apport d'un tribunal populaire dans un Congo où sont opérationnelles des juridictions de droit ?
Daniele perissi : Les tribunaux populaires ne peuvent et ne doivent pas remplacer les tribunaux judiciaires compétents en RDC. Ces juridictions, bien qu’elles fassent face à des problématiques et à des limites importantes, sont les premières responsables de faire la lumière sur les crimes commis dans le pays et ont l’obligation de sanctionner les responsables de ces crimes et donner réparation aux victimes. A mon avis, les tribunaux populaires remplissent une fonction complémentaire aux institutions judiciaires là où ces dernières n’ont pas de facto la capacité d’enquêter sur tous les crimes commis. Les tribunaux populaires peuvent alors donner la parole aux personnes affectées par ces crimes afin de permettre aux victimes de raconter leurs histoires, essayer de faire éclater la vérité et analyser du point de vue politique et économique – et pas seulement judiciaire – certaines causes profondes derrière les crimes qui se commettent au Congo.
De quelles expériences antérieures dans le monde, cette initiative congolaise peut-elle s’inspirer ?
Daniele Perissi : Effectivement, plusieurs tribunaux populaires ont été organisés à partir des années 1970 ; portant sur des crimes commis dans plusieurs pays du monde, par exemple la Palestine, l’Iraq, l’Algérie, etc. Nonobstant l’absence de valeur juridique des décisions de ces tribunaux, leur expérience montre l’importance de créer un espace public où les personnes affectées par des crimes de masse puissent raconter leur histoire, présenter les preuves existantes et nourrir un débat et une analyse conduite par des experts sur ces thématiques. Ces débats et leurs conclusions ont pu également sensibiliser les preneurs de décisions au niveau local, régional et international et conduire à des changements d’attitude et de politiques.
Croyez-vous que le travail des tribunaux populaires pourrait changer la donne dans la lutte contre l’impunité au Congo ?
Daniele Perissi : Les tribunauxp opulaires pourront certainement avoir une fonction importante dans la création du dialogue au niveau des communautés affectées par les crimes, dans l’est de la RDC et la sensibilisation des acteurs étatiques et internationaux. Par contre, la lutte contre l’impunité au Congo ne peut pas passer seulement par les tribunaux populaires. Il est nécessaire que les institutions judiciaires congolaises soient en mesure d’enquêter et sanctionner les auteurs de ces crimes et donner les réparations aux victimes sur la base de la législation nationale et du droit international. Les besoins de récits, dialogue et analyse promus par les tribunaux populaires doivent s’allier au travail d’établissement judiciaire de la vérité et d’accès à la justice propre des juridictions nationales compétentes.
Qu’est-ce qui a été déjà fait et qu’est-ce qui reste à faire pour la mise en place de ces tribunaux populaires ?
Sylvestre Bisimwa : Nous avons fini l’identification des parties prenantes. Nous poursuivons la collecte des fonds. Nous sommes en train de cibler des cas emblématiques devant faire l’objet de prochaines audiences des juridictions populaires (identification des victimes, des auteurs et des témoins). Il va rester l’organisation proprement dite des audiences dans les lieux ciblés, ce qui requiert une logistique coûteuse. La dernière étape consistera en la vulgarisation des audiences des tribunaux populaires. Selon les besoins et l’engouement exprimé, on pourra organiser les audiences des tribunaux populaires de manière cyclique et ce, dans bon nombre de provinces de la RDC. La société civile congolaise doit s’approprier cette initiative citoyenne dans laquelle tous les acteurs (Etat et citoyens) trouveront leurs comptes par le changement qu’elle espère apporter pour le développement de la RDC. Il y a une équipe de Congolais qui est à pied d’œuvre et une autre en Europe qui travaille d’arrache-pied pour le démarrage des juridictions populaires. Il nous faut également plus des moyens.