En faisant appel à l’armée russe, qui conseille désormais les Forces armées centrafricaines ( FACA) et leur donne armes et munitions, Touadera voudrait-il enfin en découdre avec les groupes armés ?
Didier Niewiadowski: En se mettant sous le parapluie de la Russie et le paravent de sociétés privées russes, le Président Touadera et son entourage veulent d'abord se prémunir contre un coup d'État et continuer à tirer profit de leur position. L'improbable sécurisation du territoire revient surtout à la Minusca (ndlr : Mission de l’ONU en Centrafrique) et le processus d'une sortie de crise reste défini par la Feuille de route de l'Union africaine. Mais afin de préserver le statu quo, le président centrafricain multiplie les chausse-trapes. L'ONU, l'Union africaine, le président Kagame (ndlr : chef de l’Etat rwandais, président en exercice de l’Union africaine) commencent à l'apprendre à leurs dépens.
Le contexte actuel convient bien aux Russes qui ne s'aventureront certainement pas dans des opérations militaires aléatoires contre les mouvements rebelles du nord-est, notamment les Goula, loin d'être des ennemis. Leur leader historique et ancien président, Michel Djotodia, a passé 14 ans en Russie, aussi est-il redevenu un interlocuteur incontournable dans les médiations qui finalement se neutralisent et confortent le statut quo. La récente tentative avortée de médiation russe à Khartoum démontre, à l'évidence, que le champ d'action de la Russie dépasse largement l'instruction militaire et la livraison d'armes, mais n'ira pas jusqu'à des confrontations militaires, qui seraient à très hauts risques, non seulement pour les combattants russes, mais aussi pour le président Touadera, avec cette rupture du statu quo.
Comment les groupes armés ont-ils accueilli cette présence russe ? Cela ne risque-t-il pas de mettre en péril la médiation africaine en cours ?
Si le discours des officiels russes est bien de rétablir l'autorité de l'État et de renforcer les capacités des FACA, en revanche sur le terrain, les employés des sociétés privées russes pactisent souvent avec des chefs rebelles. L'ambivalence des partenaires russes correspond à celle des autorités centrafricaines.
Présents au Darfour, depuis de nombreuses années, les sociétés russes ont de bonnes relations avec certaines ethnies comme les Goula et les Runga, qui forment l'ossature du Front populaire de la renaissance centrafricaine (FPRC), principal mouvement rebelle du nord-est, hostile au régime du président Touadera. En revanche, les Peulhs notamment ceux de l'UPC (Union pour la paix en Centrafrique) apprécient modérément cette immixtion russe.
L'Union africaine est déçue du comportement du président Touadera. En privé, les responsables de la gestion de la Feuille de route regrettent l'ambiguïté du président Touadera qui a été absent du Sommet panafricain de Nouakchott des 1er et 2 juillet 2018, mais qui s'est rendu à Lomé, pour le Sommet CEDEAO-CEEAC du 30 juillet 2018. L'irruption de la Russie sur la scène centrafricaine complique la tâche de l'Union africaine et de l'ONU et met à mal la coordination des différentes actions, notamment au sein du G5 (ONU, Union africaine, Union européenne, Etats-Unis, France).
Ou alors le président Touadera envisage de se passer de l’assistance technique européenne dans le domaine militaire ?
Une décision du Conseil européen, en date du 30 juillet 2018, élargit et prolonge la Mission militaire de l'Union européenne pour la RCA (EUTM-RCA) jusqu'au 19 septembre 2020. Outre la formation des militaires, l'EUTM-RCA apportera désormais ses conseils stratégiques au ministère de la Défense et à la présidence de la République, en matière de sécurité. La France est toujours le principal contributeur à cette opération européenne avec une cinquantaine de formateurs sur un effectif global d'environ 170 hommes. La présence de plus en plus importante de Russes en Centrafrique et notamment dans l'entourage du président Touadera semble être désormais sous surveillance, avec le concours de chefs de l'État de pays limitrophes. Les préoccupations de la France vont surtout vers le Cameroun et la RDC, à l'approche de scrutins électoraux lourds de conséquences, y compris pour la République centrafricaine.
Quelles relations ces militaires russes entretiennent-ils avec les forces de l’ONU ?
Il ne semble pas que les relations entre les militaires de la Minusca et de l'EUTM-RCA avec les instructeurs militaires russes soient confiantes. Elles sont évidemment inexistantes avec les sociétés privées de sécurité russes. Rappelons que lors de la cérémonie de fin de stage d'instruction russe, le 30 mai 2018, dans l'ex domaine impérial de Bérengo, le Président Touadera, le gouvernement, les plus hautes autorités militaires centrafricaines et des diplomates russes assistaient à ce moment fort de la coopération centrafricano-russe. Les diplomates français, américains et de l'Union européenne n'étaient pas invités tandis que les journalistes occidentaux ont été refoulés.
Comment les Centrafricains voient-ils cette présence militaire russe ? Un « messie » pour eux qui accusent la force de l’ONU d’immobilisme ?
La Minusca fait l'objet d'un rejet quasi unanime de la part des Centrafricains. Outre ses résultats très en deçà des espérances, le comportement de certains contingents, les accusations de trafics de marchandises voire d'armes et l'arrogance de certains responsables détériorent gravement l'image de cette Opération de maintien d'une paix qui n'existe pas. En revanche, les 12 000 Casques, au fort pouvoir d'achat, favorisent le business de guerre à Bangui pour le plus grand profit des propriétaires de logements, des hôteliers et restaurateurs, des tenanciers de bars et des commerçants importateurs. Cette économie artificielle n'a que peu de retombées pour les Centrafricains de l'arrière-pays qui souffrent le martyre. L'arrivée de Russes est certes saluée par les partisans du président Touadera, mais le peuple centrafricain n'est pas dupe. Il aspire à la réconciliation nationale, à la fin de l'impunité et à l'émergence d'une nouvelle génération de dirigeants. La solution viendra des Centrafricains et non pas des étrangers quels qu'ils soient.