Motivés par des convergences d’intérêts politiques et économiques, course à l’audimat ou connivences sociales et culturelles, les principaux médias dominants en Tunisie ont adopté une attitude hostile à la justice transitionnelle. Valorisant l’événementiel au détriment du mémoriel, favorisant le bashing de la justice transitionnelle, la réduisant en projet individuel et prônant l’adoption d’un projet de loi présidentiel contre l’imputabilité, leur traitement médiatique a tourné le dos aux enjeux de la vérité, l’impératif de la réparation et la nécessité de la réforme.
Quand les chefs de l’opposition au régime de Ben Ali défilaient sur les plateaux TV en 2011, ils ne s’attendaient pas à ce que les mêmes médias qui les ont accueillis, avec beaucoup d’enthousiasme, servent à redorer le blason du clan du dictateur déchu. La tendance a gagné en importance au fur et à mesure de l’évolution latente du processus de la justice transitionnelle institutionnalisée dès 2014 à travers la création de l’Instance Vérité et Dignité (IVD). Invités « exceptionnels » d’émissions de prime time, le beau-frère de Ben Ali, son gendre ou encore le neveu de l’ancienne première dame et autres membres du même clan ont tous bénéficié d’un précieux temps d’antenne pour refaire leur image.
Interviews « exceptionnelles » sans valeur informative
Plus charmés par le moment télévisuel qu’ils offrent à leur audimat que tournés vers la quête d’informations constitutives de pans de l’histoire récente de la Tunisie, leurs intervieweurs ont échoué à leur faire révéler quelconque donnée inédite. L’exemple de Belhassen Trabelsi sur la chaîne Attessia est très révélateur de cet échec. Diffusé le 9 janvier 2017, un entretien audio avec cet homme, poursuivi dans plus de 45 affaires dans les tribunaux tunisiens et recherché par Interpol, a tourné en tribune libre. L’interviewé était à la tête de la famille Trabelsi qui, aux côtés des Ben Ali, mettait la main sur 21% des bénéfices du secteur privé tunisien en 2010 d’après la Banque Mondiale. Moez Ben Gharbia, animateur et un des principaux actionnaires d’Attessia, a expliqué qu’un accord a été conclu avec Belhassen Trabelsi pour que la conversation se fasse en audio, via Skype. Si l’interviewé a obtenu une garantie aux prétentions sécuritaires, l’animateur n’a pas obtenu les garanties nécessaires pour que l’entretien ait un apport informatif. D’entrée, Ben Gharbia s’est retrouvé face à un interlocuteur qui s’est abstenu de répondre à deux questions clés sur son pays de résidence actuel et sur sa demande d’asile politique. Incapable d’engager Belhassen Trabelsi à répondre aux questions plutôt que se réfugier dans le déni de faits avérés, ils ne l’ont même pas confronté avec certaines révélations d’enquêtes journalistiques et de commissions d’enquête étatiques, le laissant prendre la parole sans interruption parfois pendant 10 minutes pour parler de sa prétendue souffrance durant sa cavale. Puisant dans le sensationnalisme, l’émission a eu finalement plus d’effet de rebranding de l’interviewé que d’apport informatif.
Le sensationnalisme, à la fois outil de rebranding et accusation
Pourtant, l’accusation de sensationnalisme sera faite à l’IVD, en charge du processus de justice transitionnelle, dès le démarrage de ses auditions publiques en novembre. Les détracteurs du processus de la justice transitionnelle, nombreux parmi les patrons des médias et leurs relais, ont cherché à assimiler la retransmission télévisuelle de ces auditions aux émissions sensationnalistes de la téléréalité. Or, ici, le rapprochement est maladroit, voire malsain vu ses motivations politiques et financières. Bien évidemment, les auditions publiques de l’IVD n’ont rien à voir avec le sensationnalisme dénoncé à tort. Le cadrage et l’éclairage y sont sobres. Le propos n’est pas saccadé ou conditionné par un quelconque recours au montage. Il n’y a pas de mise en scène, ni scénarisation du vécu. Assimiler les auditions publiques de l’IVD aux émissions sensationnalistes n’est donc qu’une manière de les discréditer, vu la convergence des intérêts des propriétaires des principaux médias audiovisuels avec ceux des responsables du régime autoritaire déchu. En témoigne le cas symptomatique de Sami Fehri, patron de la chaîne TV privée El Hiwar Ettounsi, poursuivi pour les préjudices financiers causés à la télévision publique sous le règne de Ben Ali au profit de sa société de production Cactus Prod. Le producteur et animateur était associé à Belhassen Trabelsi. D’ailleurs, Ben Gharbia, évoqué plus haut, était un salarié de cette boite. Six hauts responsables de l’Etat dont Abdelwahab Abdallah, ancien ministre et conseiller privilégié de Ben Ali, sont poursuivis dans la même affaire.
Culte de la personnalité et désinstitutionalisation de l’IVD
Si les tentatives de décrédibiliser les auditions publiques de l’IVD ont été éphémères, cette instance a été, dès le lancement de ses travaux, la cible de diverses attaques médiatiques motivées par des intérêts financiers et partisans. Le procédé le plus marquant est celui de la désinstitutionalisation de l’IVD à travers la focalisation sur la personne de sa présidente, Sihem Ben Sedrine. Le culte de sa personnalité est ainsi érigé en obsession médiatique au point d’enlever à l’IVD le caractère d’une institution de l’Etat comme si elle était une entreprise individuelle de sa présidente. Ainsi, la justice transitionnelle est présentée comme un enjeu personnel et non pas comme une nécessité pour l’intérêt public. Chaque conflit avec un autre membre du conseil de l’Instance, chaque déclaration de la présidente, chaque évolution dans le processus sont ainsi traités par la majorité des médias dominants de sorte à aliéner les enjeux de l’imputabilité et de la restitution de la mémoire collective.
Une tendance qui se manifeste à travers le choix des intervenants quand l’actualité de l’IVD est débattue, majoritairement hostiles à cette instance et ce qu’elle incarne. Dans les journaux en ligne, certains expriment leur enthousiasme à la décision parlementaire de mettre fin au mandat de l’IVD en la résumant en un simple « Ben Sedrine OUT », majuscules à l’appui. D’ailleurs, d’autres présentent avec le même enthousiasme le verdict d’un procès perdu par la présidente de l’IVD. Rien d’étonnant quand on sait que le directeur de ce journal en ligne n’est autre que Taoufik Hbaieb, architecte des campagnes présidentielles de Ben Ali et éminent collaborateur des campagnes de communication gouvernementale sous l’ancien régime. Même le gouvernement actuel fait recours à ses services.
La réconciliation, un raccourci si commode
Toutefois, ces voix élevées contre la justice transitionnelle la travestissent en la présentant comme une vengeance d’anciens opposants aigris contre la volonté de « réconciliation » exprimée par le pouvoir en place à travers la loi sur la « réconciliation économique et financière ». Malgré son caractère nuisible au processus de justice transitionnelle, cette proposition législative du chef de l’Etat Béji Caïd Essebsi, visant à légiférer diverses amnisties pour les personnes impliquées dans des affaires de corruption, a bénéficié d’un large soutien de ces médias qui ont usé de rhétoriques révisionnistes et parfois de blackout médiatique contre les détracteurs du projet de loi présidentiel.
Dans son édition du 1er septembre 2015, le journal télévisé de 20h de la Wataniya 1, principale chaîne du service public, a omis la manifestation du collectif Manich Msamah contre la loi dite sur la réconciliation. Brutalement réprimée par la police au cœur du centre-ville de Tunis, cette manifestation réunissant quelques 400 protestataires aurait pu prendre la place de la non-information présentée en ouverture du journal. « La Présidence de la République affirme que le projet de loi de réconciliation économique et financière ne sera pas retiré », nous apprend-on. Une déclaration exclusive qui prend l’air d’un démenti d’une information que nul n’a annoncée. Il s’agit plutôt d’une réaction aux manifestants et leurs revendications. La réaction est donc présentée sans que l’actualité qui l’a suscitée ne le soit. Le caractère propagandiste du journal télévisé de la première chaîne de ce média étatique se manifeste en l’invitation, dans la même édition, de Lotfi Dammak, conseiller juridique auprès de la présidence de la République. L’entretien est aussi anachronique que l’ouverture du journal. Face à une intervieweuse au ton didactique, l’interviewé se retrouve dans un plaidoyer du projet de loi sans le moindre questionnement de son interlocutrice sur les problématiques qu’il pose. Durant la semaine qui suit, le journal télévisé de 20h a quasiment consacré, au quotidien, un de ses titres au projet de loi de « réconciliation économique et financière ». Aucune mention de Manich Msamah. Aucune intervention de ses militants. Quant aux manifestations tenues dans dix villes, depuis le 1er septembre, le journal de 20h ne s’est intéressé qu’à celle de Sfax, dans son édition du dimanche.
Mais, encore une fois, en éludant le fait que ce mouvement de contestation est organisé dans la continuité de la campagne Manich Msamah. Blackout. Pourtant, le collectif était en passe de devenir la dynamo d’un large mouvement national de contestation de ce projet de loi et réunissant d’influents partis politiques, des syndicats et nombreuses associations et organisations luttant contre la corruption et pour la justice transitionnelle. C’est que la majorité des membres de cette rédaction ont eu d’une manière ou d’une autre à avoir un jour la bénédiction d’Abdelwahab Abdallah, potentiel bénéficiaire du projet de loi. Un homme démesurément surnommé le Goebbels tunisien. Résolument, les médias dominants n’ont pas vécu de véritable transition pour qu’ils adhèrent à une justice transitionnelle qui risque de fragiliser, voire de sanctionner lourdement, leurs propriétaires et principaux dirigeants.