En trente ans d’insurrection, l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) a acquis une effroyable réputation. Notamment connu pour enlever des enfants et les forcer à servir en tant que soldats, porteurs ou esclaves sexuels – pratique qui, au début des années 2000, a contraint des milliers de jeunes dans le nord de l’Ouganda à marcher chaque soir vers les villes pour leur sécurité – le mouvement rebelle est également fameux pour son habituelle brutalité : amputations, descentes dans les camps de déplacés, meurtres et pillages.
Le chef de la LRA, Joseph Kony, avait obtenu un statut mondial de « super diable » à la suite d’une campagne visant à sa capture, lancée par de jeunes étudiants américains et devenue aussi virale que critiquée. La référence aux rituels religieux ajoutait une mystique à son image de fanatique. Cela se déroulait en 2012, quand il semblait faisable et louable, à l’étranger, de vaincre la LRA. Auparavant, la Cour pénale internationale (CPI) avait rejoint la « chasse » à Kony ; à Londres, en 2004, Luis Moreno Ocampo, alors procureur de la CPI, avait donné une conférence de presse fameuse avec le président ougandais Museveni, acceptant d’ouvrir une enquête à la demande de Kampala. Interpol avait ajouté Kony à sa liste des personnes les plus recherchées.
Hélas, la seule récompense obtenue dans le cadre de ce premier référé d’un Etat auprès de la CPI fut la reddition inattendue, en 2015, du moins gradé – et sans doute du dernier en vie, hormis Kony – des cinq individus identifiés par la cour comme étant dignes de ses poursuites. Dès lors, depuis qu’il est sorti de la brousse centrafricaine et que les forces spéciales américaines l’ont renvoyé à La Haye, cet enfant kidnappé puis transformé en homme de main de la LRA tient l’affiche de l’accusation de la CPI dans le dossier ougandais.
Auteur et victime
« Comparée aux autres dossiers devant la cour », l’enquête à charge contre Ongwen a été « bien conduite », selon Thijs Bouwknegt, maître assistant à l’université d’Amsterdam. Elle comprend des preuves tangibles telles que des enregistrements audio et des notes d’époque sur les communications de la LRA. « Il est donc possible que ce dossier soit clairement prouvé au-delà de tout doute raisonnable. » Mais la CPI ayant échoué à mettre la direction de la LRA sous les verrous (la mort de deux d’entre eux a été confirmée et des témoignages ont été donnés à l’audience sur l’assassinat de l’adjoint de Kony, Vincent Otti), il est étrange qu’Ongwen, « peut-être le moins responsable de la liste », fasse l’objet d’une réelle pluie d’accusations. Bien que fondés sur des crimes et des lieux spécifiques, leur total – près de 70 chefs d’accusation – est supérieur à celui dressé à l’encontre d’accusés beaucoup plus notoires, devant d’autres tribunaux, comme l’ancien président et chef rebelle libérien Charles Taylor ou son homologue serbe Slobodan Milosevic.
Autre difficulté : bien que la preuve contre lui soit considérée comme solide, Ongwen est également une victime. Or, dans d’autres affaires – par exemple, le premier procès devant la CPI, celui de Thomas Lubanga Dyilo pour recrutement d’enfants soldats – le bureau du procureur, rappelle Thijs Bouwknegt, « a souligné que les enfants soldats sont traumatisés par défaut, du simple fait d’avoir été des enfants soldats ». La défense fera donc de cette situation contradictoire un point charnière de son argumentation.
Le procès entre maintenant dans une phase cruciale. Dans sa déclaration liminaire du 18 septembre, l’avocat de la défense Krispus Ayena Odongo s’est référé plusieurs fois à cette dualité de l’auteur-victime en déclarant, par exemple, qu’Ongwen « n’était qu’un enfant quand il a été enlevé, brutalisé et forgé dans la jungle, sans libre arbitre », demandant aux juges si, « à un moment, son statut de victime avait cessé de valoir au cours de sa captivité au sein de la LRA ? »
La santé mentale de Ongwen
Un problème supplémentaire, lié à l’argument de l’ancien enfant soldat, se noue dans l’état de santé mentale actuel d’Ongwen. Deux experts en santé mentale seront appelés pour défendre leur rapport – rejeté par la cour – qui concluait que l’accusé n’était pas apte à être jugé. Tom Maliti, de International Justice Monitor, rappelle que la cour a déjà été informée de la façon dont le recours excessif aux feux d’artifice, au moment du Nouvel An et selon la coutume néerlandaise, avait causé des souffrances à Ongwen au centre de détention, lui faisant faire des cauchemars récurrents sur sa vie dans la LRA. La question a été posée de savoir s’il était tellement traumatisé qu’il ne savait pas exactement ce qui se passait.
Maliti spécule encore sur une autre conséquences de l’état mental d’Ongwen : les limites qu’il engendre pour l’équipe de défense, car « leur client a passé la majeure partie de sa vie dans la brousse du nord de l’Ouganda et d’autres pays, à l’écart d’une vie normale, et qu’il n’est donc pas capable de leur donner des instructions sur la façon de le défendre ». La défense a clairement dessiné un certain nombre de stratégies, dont le fait que leur client avait agi « sous la contrainte » et qu’il témoignait d’un « syndrome de Stockholm », phénomène où la victime s’identifie à son ravisseur.
Au cours des prochains mois, dans la procédure habituellement aride des débats, les juges entendront aussi des éléments d’information sur le « spiritisme de Kony ». Experts de l’ordre cosmologique de la LRA, débats sur les pratiques culturelles du peuple acholi ou sur la pertinence des pratiques juridiques occidentales face à un contexte africain complexe, sont tous à prévoir au cours de cette phase de la défense. Maliti estime que 66 témoins viendront à la barre, y compris des enfants de Kony lui-même, qui pourraient expliquer comment les pouvoirs spirituels de Kony soumettent ses adeptes, et décrire « l’emprise qu’il a sur les membres de la LRA, tous rangs confondus ».
La justice vue du nord de l’Ouganda
Gladys Oroma, journaliste basée à Gulu, dans le nord du pays, a passé l’année dernière à produire une série d’enregistrements racontant la vie de ceux qui ont été touchés par la violence de la LRA et leur demandant ce que la justice signifiait pour eux. L’opinion la plus positive sur le procès Ongwen, dit-elle, est qu’il pourrait attirer l’attention sur le nord de l’Ouganda, où la population veut simplement « quelque chose pour changer leurs vies ». Mais, fondamentalement, la plupart voient les procédures de La Haye comme une manière de camoufler le fait que les crimes n’ont pas été seulement commis par un camp. « Ils veulent la justice pour les deux côtés », dit-elle, c’est-à-dire y compris contre l’armée ougandaise.
Dans sa plaidoirie, la défense n’a pas manqué de faire valoir les allégations selon lesquelles le gouvernement lui-même avait perpétré des atrocités, affirmant qu’il s’agissait « d’un procès politique » et que Ongwen lui-même était « une victime politique complexe ». Le fait que Kony ne soit pas dans le box des accusés – on le présume caché dans les « mauvaises terres » de la République centrafricaine et de la République démocratique du Congo – est également une source de regrets pour le bureau du procureur, explique Bouwknegt, car « cela renforcerait leur dossier, à la fois sur le fond et dans l’opinion publique ».
Selon Oroma, la partie de la défense qui risque de susciter le plus grand intérêt est le témoignage des plus proches d’Ongwen : ses anciennes épouses. Les gens, dit-elle, se demandent « comment elles peuvent avoir elles-mêmes subi des viols et venir le défendre ».
Quelles que soient les preuves avancées par la défense pour démontrer l’état mental de leur client ou le fait qu’il soit davantage une victime qu’un bourreau, la question de la nécessité de sa punition ou de son bienfondé se poursuivra certainement au-delà du verdict rendu. Comme l’indique Bouwknegt, « il y aura peut-être un stade, après la défense, où toutes les parties débattront des circonstances atténuantes : peut-il être tenu comme responsable et jusqu’où ? »