Au premier abord, le Club Tahar Hadad dans la médina de Tunis – d’anciennes écuries du vieux palais Dar Lasram datant de la fin du dix-huitième siècle, avec leurs lourdes voûtes croisées, leur silence profond et le clair-obscur qui y règne – apparaît comme un parfait écrin pour le parcours artistique et muséographique proposé par « Les voix de la mémoire ».
En janvier 2017, huit femmes tunisiennes avaient été invitées par l’Université de Birmingham. Il s’en était suivi une discussion et une prospection sur des pistes de travail liées à la mémoire des années de violations des droits de l’homme. Des ateliers s’étaient tenus à Tunis en 2017 et 2018. Ils avaient fini par se focaliser sur le thème de la « koffa », le couffin de nourriture préparé par les épouses ou par les mères et transmis aux prisonniers. Le thème semblait a priori secondaire par rapport à des sujets lourds comme la torture ou la disparition forcée, faisant actuellement l’objet de procès devant les chambres spécialisées de la justice transitionnelle. Mais au fil des mois, en approfondissant la réflexion et en se référant aux émotions des anciennes victimes, la « koffa », avait démontré toute sa symbolique. Fardeau économique pour les familles, le couffin exige de celui qui le porte de parcourir une course d’obstacles : long trajet jusqu'à la prison, file d’attente pour remettre le couffin au geôlier, fouilles, réprimandes, humiliations. En même temps qu’il émerge comme un emblème d’amour et de résilience face à la répression.
Faciliter un dialogue sur des mémoires douloureuses
La koffa est au cœur de l’exposition interactive et multimédia qui s’ouvre le 22 septembre – fruit d’une collaboration active entre le Centre International pour la Justice Transitionnelle (ICTJ), l'Université de Birmingham et Museum Lab, une agence locale de médiation culturelle – sur l’enfermement et l’isolement dans les geôles de l’ex-Président Ben Ali, ainsi que sur le supplice des proches des victimes de la dictature, les femmes notamment, pour arriver à ramener le couffin de nourriture aux prisonniers et prisonnières politiques.
Le parcours muséographique est basé sur les récits et témoignages de huit femmes tunisiennes parmi lesquelles figurent des victimes de la dictature et des militantes engagées pour la défense des droits humains. Toutes semblent unies par une conviction : l’art et la narration peuvent constituer un vecteur d’ancrage dans l’Histoire pour toutes ces mémoires douloureuses qui, notamment à cause des rivalités victimaires, tardent à faire l’objet d’une prise en compte sereine dans l’espace de débat public. Après plus d’un an d’échanges entre les femmes, les artistes et les scénographes, le parcours muséographique ponctué de photos, d’objets et de sculptures cherche à retransmettre une histoire complexe à travers des vécus que l’histoire proche se montre lente à écrire. « Nous avons voulu faciliter un dialogue sur les questions du passé et explorer d’autres moyens pour transmettre un message. L’art nous permet de transcender les divergences politiques qui peuvent éclater dans une phase de transition », explique Virginie Ladisch, de l’ICTJ.
« Non, nous ne t’avons pas oubliée ! »
Ancienne syndicaliste proche du parti islamiste, Najet Gabsi, 49 ans, a été emprisonnée pendant six mois alors qu’elle poursuivait des études universitaires, au début des années 90. Najet a fait partie du collectif de femmes ayant participé au montage des « Voix de la mémoire ». Elle témoigne : « La koffa me communiquait l’intérêt et l’attention de ma famille à mon égard. Non, nous ne t’avons pas oubliée ! me disait-il. Le couffin était la preuve de ma dignité à l’intérieur des murs de l’espace carcéral. Il me garantissait une nourriture saine et hygiénique pendant plusieurs jours. Rien à voir avec le ragout infect et douteux à base de carottes qu’on nous servait dans des gamelles en fer. Nous priver du couffin était la pire des punitions ! »
Najet Gabsi, 49 ans, ancienne prisonnière politique
Le couffin favorise également le partage et consolide amitié, entraide et solidarité dans cet espace de l’insoutenable fragilité de l’être. Les autorités, d’ailleurs, semblaient conscientes du « pouvoir » du couffin. Et les artistes des « Voix de la mémoire » ont saisi tous les enjeux de cet objet de désir. « Il s’avère qu’au moment de vérification à l’entrée de prison, l’intrus dans ce rituel, le geôlier, va bafouer et défigurer avec ses mains cette « offrande » livrée à des gestes agressifs », témoigne l’artiste Najah Zarbout. « A la recherche d’un possible message confiné, par la crainte d’un objet dissimulé, elle sera découpée, écrasée et broyée entre les doigts du gardien. Et c’est là, dans ce jeu de mains, qu’on passe de l’amour à la négligence, de l’envie au dégoût, du respect au mépris, de l’espoir au désespoir. »
Une thérapie pour dépasser les larmes
De la fouille au parloir, de l’aria (petite aire de promenade) à la sortie ou à la délivrance, le parcours muséographique restitue celui du couffin, via « une courbe dramatique basée sur les émotions », souligne Marouane Jallouli, scénographe. A la fin de la visite, guidée par des médiateurs, une salle de réflexion et de témoignages est prévue pour recueillir d’autres récits et d’autres histoires sur le même thème.
Mais « Les voix de la mémoire » ne s’arrêtent pas à l’exposition, qui se poursuit jusqu’au 29 septembre à Tunis puis se déplacera au Kef (nord-ouest du pays), Sfax (centre) et Redeyef (sud). Trois autres volets du projet sont prévus : la publication d’une bande dessinée, très bientôt, la sortie d’un livre en décembre et la diffusion de podcasts radiophoniques dans les jours qui viennent. Pour Khadija Salah, ancienne activiste politique longtemps harcelée par la police, « Les voix de la mémoire » a représenté une thérapie de groupe : « De victimes, nous sommes passées à actrices de notre destin. Même si au départ, nous avons toutes pleuré… nous avons fini par en rire et par prendre distance avec les épreuves du passé ».
Affiche de l'exposition "Les Voix de la Mémoire"