Environ deux cents personnes s’épongent le front sous les ventilateurs qui tournent à toute vitesse, dans ce grand hall attenant à une église. Malgré la chaleur étouffante, les Gambiens ont fait le déplacement, vêtus de leurs plus beaux caftans et robes de cérémonies. La réunion publique qui se déroule en ce 22 septembre dans le quartier de Westfield, à la sortie de Banjul, veut rassembler au-delà des religions, des tranches d’âge, ou des ethnies.
Sur le ton du dialogue, chacun peut prendre la parole pour adresser ses questions ou ses réflexions sur la Commission vérité, réconciliation et réparations qui doit bientôt débuter ses enquêtes. La création de cette institution était l’une des premières mesures de transition annoncées par le nouveau gouvernement, arrivé au pouvoir début 2017. Après 22 ans de régime autoritaire sous le président Yahya Jammeh, il s’agit de mettre au jour les cas d’arrestations arbitraires, de disparitions forcées et d’assassinats, afin de comprendre comment un tel système s’est mis en place et pouvoir, plus tard, tourner la page.
« Nous voulons dire notre vérité »
A Westfield, les langues locales et l’anglais se mêlent, et plusieurs membres de la Commission, installés sur l’estrade, tentent de répondre aux interrogations : quel est le mandat exact de la Commission ? Comment s’assurer que les victimes de violences sexuelles soient suffisamment en confiance pour venir témoigner ? Comment être sûr que de cette Commission émergent la vérité et la justice ?
Aujourd’hui, nous, les victimes, nous voulons dire notre vérité, avant de parler de réconciliation. On va enfin pouvoir raconter ce qui s’est passé.
Les histoires personnelles commencent peu à peu à affluer. Au premier rang, un groupe de quatre grands-pères attend patiemment de pouvoir prendre la parole. « Nous avons été arrêtés en 1995 par les forces de l’ordre » raconte Sainey Faye avant le début de la réunion. « Dans les locaux des services de renseignement, ils vous déshabillaient, vous donnaient des chocs électriques, et vous forçaient à parler. » Un témoignage qu’il n’a jusqu’à présent jamais pu partager en public. « Aujourd’hui, nous, les victimes, nous voulons dire notre vérité, avant de parler de réconciliation. On va enfin pouvoir raconter ce qui s’est passé. »
Rapidement, la colère affleure aussi des témoignages. Une femme exprime son amertume de voir des victimes, qui nécessitent un traitement médical, abandonnées à leur sort. Un directeur d’école est stupéfait d’observer que d’anciens membres du système Jammeh sont toujours en poste dans les organes du pouvoir.
Des attentes immenses et variées
La conversation n’est pas facile à gérer pour les commissaires tout juste nommés, mais cette volonté d’échanger est encourageante selon Adelaide Sosseh, vice-présidente de cette Commission. « Sans votre participation, la Commission ne pourra pas jouer son rôle. Tous ces récits sont entre vos mains » explique-t-elle à la salle.
La réunion publique permet aussi de réaliser que les Gambiens ont des attentes très variées quant au rôle concret de la Commission. Certains espèrent pouvoir récupérer des biens confisqués, d’autres attendent de voir leurs bourreaux en prison, ou bien estiment que le processus pourra guérir les maux du pays comme le chômage. A la sortie de la réunion, Mustapha Kah, membre de la Commission, réalise qu’il faudra souvent rappeler quels sont les pouvoirs de l’institution : « Parfois les attentes dépassent notre mandat. Par exemple on ne peut pas créer des emplois. Et nous ne sommes pas un tribunal. L’une de nos principales missions c’est d’enquêter sur ce qui s’est passé, et, si nécessaire, nous ferons parfois des recommandations pour des poursuites judiciaires. »
Au fond de la salle, on aperçoit, sous des casquettes, des visages plus jeunes. Yahya Baldeh, 19 ans, est venu avec des amis. « Il y a cette expression qui dit que les jeunes sont l’avenir de la société. Donc je pense que je peux apprendre beaucoup de tout ça, et plus tard changer les choses », détaille-t-il, estimant que sa génération doit avoir toute sa place dans le processus.
Une place pour les jeunes
C’est justement pour leur offrir une plateforme qu’un sommet des jeunes a été organisé une semaine plus tard. Réunis dans un hôtel de Banjul, une centaine d’entre eux, venus de tout le pays, ont pu présenter leurs préoccupations à quelques membres de la Commission.
Finalement, les questionnements sont similaires à ceux des plus âgés. « Dans notre culture, en Gambie, les problèmes sont gérés au niveau de la communauté, et pas en public. De plus, tout le monde se connait ici, alors il faudra beaucoup de sensibilisation pour que les gens aient confiance et parlent », s’inquiète Muhammed Bah, un participant du sommet. « S’ils ne se sentent pas à l’aise et n’ont pas confiance, les gens se tairont, ou donneront de fausses informations. Il faut faire comprendre à tout le monde qu’il ne s’agit pas d’une chasse aux sorcières. »
Il est difficile d’obtenir la réconciliation quand il n’y a pas de justice et que les coupables ne paient pas pour les crimes commis.
A 19 ans, Fatoumatta Bondi est, elle aussi, très engagée dans les discussions et a déjà étudié le sujet : « En Afrique du Sud, des milliers de témoignages ont été recueillis. Et pourtant, à la fin, il y a eu très peu de poursuites judiciaires. » Et l’étudiante en droit de poursuivre : « Il est difficile d’obtenir la réconciliation quand il n’y a pas de justice et que les coupables ne paient pas pour les crimes commis. Alors j’espère que ce ne sera pas le cas ici et que, si la Commission recommande des poursuites, elles seront ensuite réelles. »
Ces premières rencontres ne permettent pas de répondre à toutes les questions, mais elles donnent un premier aperçu de l’ampleur de la tâche qui attend l’institution. Et permettent aux Gambiens de s’approprier un peu un processus qui a pu, jusqu’à présent, leur sembler assez flou et lointain.