Le 26 mars dernier, lors d’une mémorable séance plénière à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), des groupes parlementaires proches du président tunisien Béji Caied Essebsi, opposent leur véto à la décision de l’Instance vérité et dignité (IVD) de proroger son mandat jusqu’au 31 décembre pour finaliser ses dossiers. Or, aucun avis de clôture officielle de ses travaux n’est jusqu’ici parvenu à cette commission vérité, à l’œuvre depuis quatre ans. Encouragée par ce statu quo, l’IVD a poursuivi ses investigations sur les graves violations des droits de l’homme commises entre 1957 et 2013. « Nous continuerons à instruire nos dossiers jusqu’au terme de notre mandat, à savoir fin décembre 2018. Nous voulons aussi rendre justice à toutes les victimes d’homicide volontaire », assure l’avocate Oula Ben Nejma, présidente de la Commission Investigations. Selon la loi, l’IVD est chargée de transmettre le fruit de ses enquêtes aux treize chambres pénales spécialisées en justice transitionnelle.
Un petit nombre de dossiers mais des centaines de victimes
Ce processus qui a démarré le 29 mai dernier, avec l’ouverture du procès Matmati, à Gabès, ville du sud-est de la Tunisie. Soixante mille plaintes de victimes ont, par ailleurs, été recueillies par la commission vérité. L’Instance avait promis, au printemps dernier, de renvoyer 250 dossiers aux chambres pénales spécialisées. Seuls 23 sont actuellement examinés par les tribunaux. « Ils concernent toutefois des centaines de victimes et des centaines de bourreaux impliqués, pour la plupart, dans des crimes de mort sous la torture », se défend Oula Ben Nejma.
La présidente de la Commission Investigations rappelle les cinq critères de sélection des dossiers. « A côté de la gravité des violations – à savoir, entre autres, l’homicide, le viol, la torture, la disparition forcée –, nous nous focalisons sur les cas où la chaîne de responsabilité est claire et où les auteurs présumés sont identifiés et, surtout, encore vivants. D’autre part, les preuves suffisantes et tangibles font partie des critères recherchés, ainsi que la représentativité des périodes historiques, du genre et des diverses régions du pays », précise Oula Ben Nejma. Ce sont ces critères qui expliquent pourquoi l’IVD a choisi de se pencher en premier lieu sur les victimes islamistes, objet de persécutions sous le régime Ben Ali, en particulier dans les années 90, une période relativement récente.
Un pouvoir de convocation contraignant
Parmi les difficultés rencontrées par la commission vérité ont figuré l’absence ou la faiblesse de certaines preuves. Le refus du ministère de l’Intérieur de lui livrer les archives de la police politique et celui du Tribunal militaire de lui laisser consulter les procès-verbaux des procès de la Révolution du 14 janvier 2011 ont compliqué le travail des juges et avocats de l’Instance qui dirigent les instructions. Les jugements et décisions judiciaires rendus par les tribunaux civils ont, par contre, représenté une mine d’informations pour l’Instance. « Les moyens de preuve dans le domaine de la justice transitionnelle sont plus souples, plus larges et plus libres que dans la justice classique. On se réfère, par exemple, au recoupement de preuves pour instruire des dossiers », nous expliquait, en février, Amel Arfaoui, experte nationale en justice transitionnelle au Programme des Nations-Unies pour le développement. Autrement dit, les témoignages des uns et des autres, même un peu éloignés d’une affaire, peuvent constituer des preuves contre l’auteur présumé.
Si jusqu’ici très peu d’accusés ont accepté d’assister aux procès des chambres spécialisés, plusieurs d’entre eux sont venus, pour les besoins de l’investigation, à l’IVD, souvent accompagnés de leurs avocats. Ils y sont d’ailleurs contraints par l’article 40 de la Loi sur la justice transitionnelle stipulant que, pour « la convocation de toute personne qu’elle estime utile d’interroger ou d’entendre, l’immunité ne peut être opposée ».
Confrontations directes entre victimes et bourreaux
Oula Ben Nejma relate une scène bouleversante dont elle vient d’être témoin, qui a réuni une victime et son tortionnaire : « Le bourreau, que nous avons identifié, avait auparavant nié tout acte de viol sur une femme, une militante islamiste au temps de l’ancien régime. Mais au moment de la confrontation entre les deux, l’agent du ministère de l’Intérieur s’effondre et supplie la victime de lui pardonner devant Dieu. Elle n’hésite pas une seconde et décide d’arrêter les poursuites contre son violeur. »
Renversement des rôles : c’est toi qui est enfermé dans la peur maintenant, et moi je suis libre.
Ce n’est pas le premier cas du genre. « Face à leurs bourreaux, des victimes se sentent plus grandes. “Renversement des rôles : c’est toi qui est enfermé dans la peur maintenant, et moi je suis libre”, s’est ainsi adressé un ancien prisonnier politique à son geôlier », rapporte encore la présidente.
Qui poursuivra les investigations ?
Selon Oula Ben Nejma, 80% des victimes n’exigent même pas d’excuses et ne demandent que la reconnaissance des crimes. Pourtant, en face d’elles, silence et déni persistent. « Si les tortionnaires savaient à quel point l’âme des victimes est élevée et leur capacité de réconciliation grande... Or, derrière cette fuite en avant, se cachent aussi les élites politiques de l’ancien régime qui les encouragent à ne pas répondre à l’appel de la justice, tentant par ce stratagème de perturber l’avancement de nos travaux et d’empêcher le dévoilement de la vérité sur les mécanismes de la répression », soutient la présidente de la commission Investigations. Elle promet que les faits non révélés sur ce passé jalonné de violations seront relatés dans le rapport final de l’Instance. Tous les noms des victimes y seront cités. « On réfléchit encore à l’éventualité d’y intégrer également l’identité des tortionnaires », ajoute Oula Ben Nejma. Avant d’afficher son espoir que, comme en Allemagne ou en Pologne, l’établissement chargé de recevoir les archives de l’IVD après l’achèvement de sa mission poursuive les investigations et trouve les preuves nécessaires pour reconstituer toutes les pièces de l’ancien régime policier.