Le 10 décembre 2018, Nadia Murad recevra le Prix Nobel de la Paix, qu'elle partage avec le célèbre médecin congolais Denis Mukwege. Jeune femme yézidie, Nadia Murad a grandi dans le village de Kocho, au Sinjar, dans le nord de l’Irak, où elle rêvait d'ouvrir un jour un salon de beauté. Elle est aujourd’hui ambassadrice de bonne volonté des Nations-unies pour la dignité des victimes de la traite des êtres humains, fondatrice de la Nadia's Initiative et lauréate du Prix Nobel. Ce qui sépare ces deux vies est un voyage dans l’horreur et une démonstration de courage.
Nadia Murad a été capturée par le groupe Etat islamique en Irak et au Levant lorsque les combattants de ce dernier ont lancé une attaque coordonnée dans la région de Sinjar, en août 2014. Les Yézidis, communauté religieuse pré-judaïque et historiquement persécutée, étaient visés par l’Etat islamique qui les considère comme des infidèles et des païens. A Kocho, l’Etat islamique a fait entrer de force les habitants dans l’école du village. Les hommes et les garçons adolescents, dont le père et les frères de Nadia Murad, furent exécutés ; les femmes ayant passé l’âge de procréer, parmi lesquelles la mère de Nadia Murad, furent tuées plus tard dans un autre endroit. Les jeunes femmes et les filles furent emmenées dans des camps de captivité, où elles furent enregistrées et réduites à l'esclavage sexuel et à la servitude domestique ; les jeunes garçons furent enrôlés de force dans des camps d’entraînement de l’Etat islamique pour apprendre à combattre. Nadia Murad fut vendue comme esclave sexuelle, battue et violée de façon répétée et brutale. Après son évasion, elle fut l’une premières rescapées à témoigner publiquement de ce qu'elle avait subi et de ce dont elle avait été témoin.
Le plaidoyer de Nadia Murad et les témoignages d’autres rescapées ont fait découvrir au monde les crimes de l’Etat islamique. Les rapports du Musée du mémorial de l'Holocauste, aux États-Unis, en 2015, et celui de la Commission d’enquête sur la Syrie, en 2016, ont conclu que l’EI était en train de commettre un génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, dans le cadre de ses attaques multiformes contre les Yézidis. Ces rapports, combinés à une pression continue de Nadia Murad, de mouvements yézidis des droits de l’homme comme Yazda et Free Yezidi Foundation, et de diverses ONGs internationales, ont projeté le génocide des Yézidis dans la conscience publique.
Comment construire de l’empathie
Pourtant, l’attention internationale a échoué à se traduire en action tangible. A l’intérieur de l’Irak, les Yézidis firent les frais de désaccords politiques entre le gouvernement central irakien et les autorités régionales kurdes. Ces querelles comprenaient le contrôle de Sinjar, ce qui suscita le renforcement de divers groupes armés dans la région, retardant ainsi le déminage d’explosifs laissés derrière lui par l’EI, la cartographie des fosses communes, la reconstruction de Sinjar et le retour des Yézidis. Il n’y eut aucune tentative de secourir les Yézidis capturés alors que chacun notait l’engagement international autour du sauvetage, en 2016, d’une jeune Suédoise qui avait pris le chemin de Mossoul pour rejoindre son copain, un combattant de l’EI.
Sur le plan international, la justice se trouvait bloquée : ni la Syrie, ni l’Irak ne sont signataires du Statut de Rome. Et il apparaissait improbable (tout comme aujourd’hui) que le Conseil de sécurité de l’Onu déférât la situation dans l’un ou l’autre de ces pays à la Cour pénale internationale, du fait du droit de véto de ses membres permanents. Faute d’option évidente pour aider les Yézidis, et l’attention de la communauté internationale se détournant vers d’autres conflits, catastrophes naturelles et autres débâcles politiques, le calvaire des Yézidis commença à tomber dans l’ombre. Le Prix Nobel de Nadia Murad, le premier décerné à un Irakien, vient à point nommé pour, espérons-le, remobiliser l’attention autour du combat des Yézidis pour la justice et la sécurité.
Les Yézidis, dont le nombre total s’élève à environ un million, ont néanmoins particulièrement réussi à expliquer à la communauté internationale qui ils sont, pourquoi ils étaient attaqués, ainsi que l’ampleur de la violence génocidaire qu’ils ont subie. Nadia Murad y a contribué de manière inestimable en s’exposant, à un coût personnel immense, pour devenir le visage et la voix de ce génocide. D’autres facteurs ont joué un rôle : l’implication des membres éduqués de la diaspora yézidie, qui ont renoncé à une vie confortable pour se dévouer à la justice pour leur peuple ; la capacité de cette même diaspora à travailler dans les coulisses, à aider les victimes à faire entendre leurs voix ; l’accueil par la communauté yézidie – avec l’appui de ses dirigeants religieux – des femmes et filles yazidies sauvées de la captivité ; et le fait que l’EI ait cherché à faire de la publicité sur ses atrocités plutôt que de les cacher.
D’autres facteurs furent moins immédiatement prévisibles : les témoignages de rescapés de l’esclavage sexuel s’avérèrent impérieux dans les médias occidentaux, qui ont accordé une attention aux actes de violence sexuelle qui était presque gênante, manquant pratiquement toujours de les resituer dans le cadre de la violence génocidaire. Enfin, le lobby politique chrétien aux Etats-Unis, qui a vu dans les Yézidis et les chrétiens d’Irak des victimes communes de l’EI, a apporté un soutien de taille. Le fait que les Yézidis ont été attaqués par l’EI – un phénomène solidement à l’esprit des populations d’Europe et d’Amérique du Nord – a sans doute suscité une plus grande empathie.
Qui se charge du récit ?
Par contre, la communauté des Rohingyas de Birmanie – qui a enduré des vagues de violence systématiques et à grande échelle depuis au moins 1978 – peine à formuler elle-même le récit de la violence génocidaire qu'elle subit. Ce récit est plutôt le fruit, pour l’essentiel, de journalistes et d’institutions de collecte de l’information internationaux, dont la Mission d’établissement des faits de l'Onu sur la Birmanie qui, dans son rapport d’août 2018, a conclu qu’une intention génocidaire pouvait être raisonnablement déduite. En septembre 2018, la Cour pénale internationale a décidé qu’elle pouvait exercer une compétence partielle sur les crimes contre les Rohingyas – plus précisément ceux parmi eux dont l’un des éléments avait été commis au Bangladesh, où des centaines de milliers de Rohingyas se sont réfugiés ou y ont été déplacés par la force.
Comme le démontre le cas des Yézidis, l’attention internationale – même sur des crimes aussi horribles qu’un génocide – est fluctuante. Si l’engagement international, y compris par la mise en place pour la Birmanie d’un mécanisme indépendant de collecte des preuves, peut maintenir un certain degré d’attention, la communauté Rohinghya gagnerait à développer un plaidoyer plus robuste, lui permettant de peser plus directement sur le récit de ses souffrances. L'apport et les réseaux d’organisations animées par la diaspora peuvent être importants, mais ils doivent être organisés, capables de coordonner leur action si nécessaire, et résolus à placer les victimes au centre. Les femmes ayant davantage de chances de survivre au génocide, il est particulièrement important de les soutenir et de s’assurer que leurs voix soient entendues.
Les Rohingyas sont une minorité musulmane, persécutés pour leur religion par leur propre gouvernement imprégné de nationalisme bouddhiste. Cela ne fait écho à aucun récit familier au sein de la communauté internationale. Contrairement aux Tutsis du Rwanda ou aux Arméniens, les Rohingyas ont en commun avec les Yézidis de ne pas avoir leur propre nation pour plaider leur cause. Il est dès lors encore plus important que les Rohingyas n'apparaissent pas que comme des victimes dans les rapports d’ONGs et les articles de presse. La seule sympathie ne maintient pas la pression internationale ; l'empathie peut davantage le faire.
Tandis que l'attention de la communauté internationale passe d’une crise à l’autre, la charge de maintenir le cap repose au final sur les rescapés et leurs alliés. Les Yézidis ont compris cette réalité, et les Rohingyas doivent s’y préparer.
SARETA ASHRAPH
Chef de l’analyse juridique au sein de la Commission d’enquête des Nations-unies sur la Syrie entre 2012 et 2016, Sareta Ashraph a rédigé le rapport de la Commission, daté de juin 2016, « They Came to Destroy: ISIS’s Crimes Against the Yazidis », rapport qui a établi que l’Etat islamique commettait un génocide. Elle dirige le projet « Documenting Yazidi victims of ISIS » au Centre pour le Moyen-Orient de la London School of Economics, et est la cofondatrice du Yazidi Asylum Project.