Le public présent dans la salle d’audience du tribunal de première instance de Tunis, ce 18 octobre, replonge dans les menus détails de l’ambiance à la fois trouble et chaotique des jours de révolution. Vingt-quatre heures avant la fuite du président Ben Ali en Arabie Saoudite, le 14 janvier 2011, les images d’une ville sens dessus dessous défilent. Elles sont ressuscitées par les descriptions des témoins : barricades, pneus brûlés, commerces fermés, postes de police incendiés, fumées de gaz lacrymogène, tags, couvre-feu, affrontements entre la police et la population, tirs à balles réelles, hélicoptères sillonnant le ciel…
C’est dans ce contexte qu’Anis Farhani, 23 ans, a été pris pour cible par le membre d’un escadron des Brigades de l’ordre public et atteint à la jambe alors qu’il manifestait pacifiquement au quartier de La Fayette, au centre-ville. Quatre autres personnes seront blessées à proximité du jeune homme, ce jour-là, vers 16 heures. Anis sera le seul à décéder, après des heures de lutte contre la mort.
Une vidéo accablante
Originaire de Sidi Bouzid, où a jailli l’étincelle de la colère populaire, le 17 décembre 2010, à la suite de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, Anis Farhani a décidé de rejoindre, le 13 janvier, les protestataires qui se déploient dans les rues de la capitale depuis quelques jours. « Il n’était aucunement politisé. Il a tout simplement été entraîné par la fièvre révolutionnaire qui a saisi la plupart des jeunes Tunisiens, tout d’abord sur les réseaux sociaux et puis sur le terrain », plaide à la barre la sœur d’Anis, Lamia Farhani, avocate et présidente de l’Association des martyrs et des blessés de la révolution, qui se bat depuis sept ans pour rendre justice aux familles des victimes.
Deux vidéos que tournaient des habitants du quartier de La Fayette ont enregistré la scène où Anis Farhani a été touché. On y voit des manifestants pacifistes, munis de leurs seuls drapeaux et scandant l’hymne national, l’auteur du tir et ses coups de fusil Stayer visant les jambes des jeunes, l’hystérie générale, les insultes du brigadier à l’encontre de ceux qui voulaient secourir la victime, l’attente infinie de l’ambulance.
Transféré à l’Hôpital des grands brûlés de Ben Arous, le blessé a fait face à une pénurie de sang. La famille a été appelée à la rescousse. Le lendemain, ce fut une course folle contre le temps, dans une ville au décor de guerre, pour recueillir ici et là la quantité nécessaire de sang réclamée par le corps médical. Le 15 janvier, c’était trop tard. Anis Farhani décédait d’une hémorragie interne ayant entraîné une asphyxie cérébrale.
« Notre douleur a décuplé à force d’attendre »
Lamia et ses deux autres frères vont alors s’atteler à rassembler toutes les pièces à charge du dossier, retrouvant les autres victimes et surtout les vidéos où l’agent sécuritaire, responsable de plusieurs actes de violence armée, est nettement reconnaissable.
Mais le 12 avril 2014, la Cour d’appel militaire prononçait des peines légères et des non-lieux contre les membres des forces de sécurité et leurs chefs hiérarchiques impliqués dans les brutalités policières de l’hiver 2010-2011. Elle concluait alors que, en l’absence d’ordres écrits formels des commandants à leurs forces, les tribunaux de première instance avaient commis une erreur en retenant leur « complicité ». Les crimes de meurtre délibéré et prémédité étaient requalifiés en homicides involontaires ou, dans d’autres cas, de meurtres dûs à la « négligence » ou encore à « l’abstention délictueuse », un défaut d’agir pour empêcher l’acte, en lieu et place d’une complicité dans des exécutions extrajudiciaires. « La Cour, de cette façon, a minimisé la responsabilité pénale pour l’utilisation d’armes à feu contre les jeunes manifestants », assène Lamia Farhani.
L’auteur du coup de feu qui devait causer la mort d’Anis, Abd El Bassat Ben Mabrouk, clairement identifiable sur les deux vidéos, écopait de deux ans et demi de prison. A l’été 2014, il était libre. « Comme si de rien n’était. Et sans la moindre excuse », se plaint Fatma Farhani, la mère éplorée de la victime.
Ballotés d’un tribunal à l’autre depuis bientôt huit ans, les parents d’Anis Farhani ont accumulé frustrations, doutes, colère et déception. Mais leur détermination n’a pas faibli. « S’ils pensent que nous allons céder à cause des années qui passent, ils se trompent », soutient Fatma. « Notre douleur, au contraire, a décuplé à force d’attendre. Tant que nous sommes en vie, nous ne renoncerons pas à notre droit à la justice. Car même s’il nous arrive de paraître heureux, ce n’est qu’un masque. »
Préméditation et planification de l’usage de la force
Depuis, le tribunal militaire a été dessaisi de ce dossier en faveur des chambres spécialisées. Et Lamia Farhani plaide à nouveau : « Si cet agent de sécurité était dans une situation de légitime défense, je ne serais pas devant vous, monsieur le juge, à prendre le parti de mon frère. Je suis une femme de loi avant tout. » A l’issue d’une longue déposition, l’avocate veut démontrer que, contrairement à ce qui a été avancé par la juridiction militaire, le manque d’ordres écrits ne signifie pas qu’il y ait eu absence de stratégie visant à tuer, ni déficit d’une coordination de commandement. Elle insiste : « Le 13 janvier, en traversant la ville et les souks déserts, j’ai vu que l’espace était investi par l’armée et par des bataillons d’hommes bardés d’armes et de bombes lacrymogène. Ils appartenaient à plusieurs corps constitués : brigades d’intervention rapide, brigades anti-terrorisme, brigades de l’ordre public… Il est clair qu’ils obéissaient à une stratégie conçue pour mettre fin aux mobilisations sociales sur le terrain. »
Me Farhani a accumulé une mine d’informations, de preuves et de témoignages sur le contexte sécuritaire de ces jours de révolution, y compris les fiches de renseignement envoyées par les agents de la police politique à leur hiérarchie. Elle martèle : « A quoi serviraient les deux structures – à savoir la cellule de crise et de suivi et la commission de lutte contre les catastrophes, mises en place, l’une le 28 décembre et l’autre le 9 janvier au sein du ministère de l’Intérieur – sinon à mater la colère populaire par l’usage disproportionné de la force ? »
Les accusés aux abonnés absents
L’avocate a fait du dossier de son frère un enjeu et un défi personnels, se promettant de brûler sa robe noire si sa famille n’obtenait pas gain de cause. Tandis que sa mère, Fatma, s’insurge encore devant les juges : « Est-ce ainsi que nous honorons nos martyrs, en malmenant leur mémoire, en défigurant les circonstances de leur mort et en s’abstenant de présenter des excuses officielles à leurs familles ? »
Comme lors des deux autres audiences consacrées en juillet dernier, devant les tribunaux de Sidi Bouzid et de Kasserine, aux violations commises au cours de ces premières semaines de la révolution, entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, aucun des sept accusés – dont l’ex-président Ben Ali, ses deux ministres de l’Intérieur, Rafik Hadj Kacem et Ahmed Friaa, de hauts cadres de la sécurité ainsi que l’auteur présumé du meurtre, Abd El Bassat Ben Mabrouk – n’est présent. La suite du procès a été reportée au 20 décembre. Après que le président a promis qu’un nouveau mandat d’extradition serait émis à l’encontre de l’ex-président et que des interdictions de quitter le territoire viseraient le reste des accusés.