Les tribunaux internationaux ont habituellement une durée de vie limitée. Ils sont censés achever leurs travaux à une certaine date et il revient donc à une institution remplaçante de finir de ranger leurs affaires. Pour les anciens tribunaux de l’Onu pour le Rwanda et pour l’ex-Yougoslavie, cette institution, officiellement appelée Mécanisme résiduel pour les tribunaux pénaux internationaux et connue sous l’acronyme MTPI, s’occupe des problèmes qu’ils ont laissés derrière eux, comme la libération anticipée d’un prisonnier ou le suivi d’un accusé encore en fuite. L’un de ces détails à régler est le procès en appel de l’ancien chef politique des Serbes de Bosnie, Radovan Karadzic, et celui de son chef militaire, Ratko Mladic, tous deux reconnus coupables de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre et respectivement condamnés à 40 ans de prison et à la prison à vie.
Mais une vicieuse dispute entre les juges du MTPI a été déclenchée par une requête de la défense de Mladic, demandant la disqualification de trois juges d’appel, dont le président du Mécanisme, Theodor Meron.
Escalade entre vieux juges
Dans la mesure où Meron, 88 ans, était lui-même visé dans la requête, il a délégué la décision au plus ancien des juges présents : Jean-Claude Antonetti, 76 ans. Or, Antonetti a décidé de disqualifier les trois juges car ils avaient siégé dans des affaires où des subordonnés du chef serbe avaient été reconnus coupables et que, par conséquent, une apparence de partialité pouvait exister. Sans surprise, la défense de Karadzic s’est engouffrée dans la brèche. Mais Meron, tout en se retirant de l’affaire Karadzic, a violemment attaqué la décision d’Antonetti dans le dossier Mladic, déclarant qu’elle « contredisait clairement la jurisprudence établie » et « nuisait aux intérêts » du MTPI. Ces commentaires ont déclenché une nouvelle vague de ripostes entre les juges Antonetti et Meron, conduisant ce dernier à mettre en place un panel de cinq juges chargé de voir si Meron pouvait se récuser et nommer un autre juge. Mais Antonetti, lui, est déjà prêt à rendre une décision sur une seconde requête lui demandant de disqualifier Meron.
Les observateurs du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) savent qu’Antonetti arrive avec un certain bagage. C’est lui qui était le juge principal dans le procès de l’ultra-nationaliste serbe Vojislav Seselj. Seselj, connu pour ses discours incendiaires pendant et après les guerres des Balkans dans les années 90, a d’abord été acquitté, dans un jugement largement critiqué pour avoir piétiné des décennies de jurisprudence du TPIY en concluant qu’il n’y avait « pas de preuve d’une attaque généralisée et systématique contre une population civile en Croatie et en Bosnie-Herzégovine », pendant la guerre. Antonetti avait alors livré une opinion concordante de 500 pages qui revenait pour l’essentiel à être d’accord avec lui-même. En appel, de nombreuses conclusions du juge avaient été retoquées et Seselj avait été condamné à dix ans de prison.
Le procureur souhaite la disqualification du juge
Devant le MTPI, le bureau du procureur est désormais descendu dans l’arène, en déposant sa propre requête de disqualification à l’encontre d’Antonetti dans le dossier Karadzic. Le procureur affirme que c’est Antonetti qui est partial et qu’il a déjà démontré ne pas se sentir lié par la jurisprudence de la cour. Les experts soulignent que c’est la première fois que les procureurs d’un tribunal international demandent la disqualification d’un juge. « Ce développement est sans précédent à plusieurs points de vue et montre le caractère anormal de la situation », a tweeté Sergey Vasiliev, maître assistant en droit pénal international à l’université de Leiden, la semaine dernière.
Depuis sa création, le TPIY a dû se battre contre les accusations de partialité et la mise en doute de sa légitimité de la part de pratiquement tous les camps dans les Balkans. Chaque fois qu’un ancien ennemi était condamné, le tribunal était loué mais lorsque les héros du même groupe étaient reconnus coupables, les juges étaient accusés de parti pris contre la communauté ethnique du condamné.
Sur le plan international, les procédures d’appel contre Karadzic et Mladic peuvent aujourd’hui paraître subsidiaires mais elles sont encore très suivies dans leur région. Une étude réalisée en Serbie en décembre 2017 alors que le TPIY fermait officiellement ses portes, a conclu à une grande méfiance envers le tribunal. 56 % des personnes interrogées trouvaient le TPIY partisan. Seulement 6 % le considéraient comme entièrement impartial. Parmi ceux qui se disaient bien informés sur les procès, 76 % avaient le sentiment que le tribunal avait un parti pris.
Une bénédiction pour les nationalistes
Le fait que les propres juges de l’institution débattent entre eux de qui est le plus partial ne fera que renforcer les opposants à la cour et semer le doute parmi les plus modérés qui ont été soumis aux régulières accusations de leurs dirigeants politiques selon qui le tribunal était partisan en soi.
Les journaux nationalistes serbes se régalent déjà de ce qu’ils appellent « la guerre entre les juges », raconte Radosa Milutinovic, journaliste serbe ayant suivi de près le tribunal depuis 2002. « Cette dispute entre Meron et Antonetti n’aide pas la réputation du tribunal ; elle montre que les juges peuvent être mesquins et vaniteux, et se battre pour le contrôle », dit-il à JusticeInfo.
Le MTPI ne peut qu’en sortir perdant : une décision en faveur de Meron sera perçue comme la confirmation du biais de l’institution. Et si les juges retiennent les arguments d’Antonetti, ils valideront de facto ce nouveau critère de disqualification – le fait d’avoir déjà jugé des subordonnés militaires – qui mine la légitimité de nombreuses affaires déjà jugées devant le TPIY, où ce critère n’a jamais été appliqué. Dès lors, que la chambre d’appel penche pour Antonetti ou pour Meron dans l’affaire Karadzic importe peu : le dommage a déjà été fait. « Il y a un vieux dicton selon lequel les Balkans produisent plus d’histoire qu’ils ne peuvent digérer. J’ai l’impression que le tribunal fait de même », conclut Milutinovic