La mission initiale de la Commission vérité et réconciliation (CVR) au Burundi, créée en mai 2014, était de se pencher sur les conflits interethniques ayant meurtri ce petit pays d’Afrique centrale depuis l'indépendance de la Belgique, le 1er juillet 1962, jusqu’à la signature d’un cessez-le-feu avec le dernier groupe rebelle, le 4 décembre 2008. Le gouvernement vient de pratiquement tripler la période historique qu’elle doit couvrir, en l’étendant à 1885.
Depuis sa création, la CVR est accusée par l’opposition et la société civile d’être un instrument du régime et du parti au pouvoir. Elle a officiellement ouvert ses travaux en mars 2016. Son lancement s’est effectué dans un contexte politique marqué par des exécutions extra-judiciaires, des arrestations et détentions arbitraires, et des actes de torture souvent commis, selon des rapports des Nations unies et d’organisations non –gouvernementales, par le camp du président Pierre Nkurunziza.
123 ans d’histoire à enquêter
Après quatre ans de mandat et deux ans et demi d’activités, la Commission, présidée par un haut représentant de l’Eglise catholique, Mgr Jean-Louis Nahimana, a déposé son rapport provisoire devant le Parlement. Or, au terme des débats, les deux chambres du Parlement ont recommandé non seulement de prolonger de quatre ans le mandat de la CVR, mais d’étendre sa compétence temporaire, en y incluant la période coloniale, ouverte le 26 février 1885 par la Conférence de Berlin sur le partage de l'Afrique entre puissances coloniales. Cette profonde modification a été adoptée le 25 octobre par l’Assemblée nationale, très largement dominée par le parti du président Pierre Nkurunziza. L’amendement a été endossé quatre jours plus tard par le Sénat. La compétence de la CVR couvre désormais une période de cent vingt-trois ans, de 1885 à 2008.
« Le constat est que l'origine des violences cycliques à caractère politique qui ont endeuillé le Burundi remonte au temps de la colonisation », a expliqué la ministre de la Justice, Aimée-Laurentine Kanyana, en présentant ce projet aux sénateurs. L’objectif des autorités burundaises semble donc clair : mettre en cause l'Allemagne, première puissance coloniale du Burundi, mais aussi et surtout vider leur carquois contre la Belgique qui a exercé, à partir de 1918, un mandat de tutelle sur le Burundi. Les relations entre Bujumbura et Bruxelles se sont fortement dégradées depuis le début de la crise provoquée par l’annonce, en avril 2015, par le président Nkurunziza de sa candidature à un troisième mandat, jugé anticonstitutionnel par l’opposition et la société civile. Au moins 1200 personnes ont alors été tuées lors de violences déclenchées par la crise politique et plus de 400 000 autres ont fui leur domicile, selon la Cour pénale internationale (CPI), qui a ouvert une enquête à laquelle Bujumbura refuse de coopérer.
Relance du conflit avec la Belgique
Depuis lors, le gouvernement burundais, très isolé, accuse souvent l’ancienne métropole de mobiliser contre lui la communauté internationale, en commençant par l’Union européenne. Le 14 octobre, Bujumbura est passé à la vitesse supérieure. Le gouvernement a affirmé, dans un communiqué, que la Belgique portait « une grande responsabilité dans l’assassinat du Prince Louis Rwagasore, de sa famille, ainsi que dans les différentes crises socio-politiques qui ont endeuillé le pays ». Considéré comme un héros de l’indépendance du Burundi, le prince Rwagasore a été tué le 13 octobre 1961. Le communiqué précise que les autorités burundaises envisagent « de mettre sur pied une commission technique ad hoc pour enquêter » sur cet assassinat. Il accuse par ailleurs l’ancienne puissance coloniale d’avoir semé la haine ethnique dans le pays, à travers sa politique de « diviser pour régner ».
Selon certains observateurs, ces accusations et la nouvelle loi sur la CVR visent surtout à détourner l’attention des crimes commis plus récemment. « Cela va sûrement contribuer à occulter les abus du régime actuel », estime Thomas Unger, co-directeur du master en justice transitionnelle de l’Académie de droit international humanitaire et des droits humains de Genève.
Il est très rare qu’une commission vérité couvre une période historique aussi longue. Au Canada, par exemple, une commission vérité a couvert une période de cent ans, des années 1880 à 1980. Elle enquêtait cependant sur un seul et même crime, commis contre les enfants des populations autochtones arrachés à leurs familles pour être mis dans des pensionnats. Pour Thomas Unger, ce nouveau mandat élargi de la CVR du Burundi est un cas « tout à fait unique » dans l’histoire de la justice transitionnelle. « Les commissions vérité sont des organes chargés d’établir les faits, qui s’appuient sur des preuves matérielles, des interviews, des témoignages, etc. Plus une commission vérité doit enquêter sur un passé lointain, plus il devient difficile de trouver des preuves fiables », poursuit l’expert. « Cela exigera par ailleurs différentes expertises, notamment dans le domaine de l’histoire, dont ne dispose pas l’actuelle commission vérité. »
« Des crimes sont commis même de nos jours »
Au cours de la séance du 25 octobre, quelques députés burundais ont en fait demandé que la mission de la CVR soit également élargie aux crimes postérieurs à 2008, notamment ceux ayant suivi le coup d’Etat manqué de mai 2015. « Pourquoi priver les Burundais de la vérité sur ce qui s’est passé après 2008 si l’on veut une réconciliation réussie ? », a ainsi demandé le député de l’opposition Simon Bizimungu, cité dans les médias locaux. « Des crimes sont commis même de nos jours », a renchéri Fabien Banciryanino, réputé pour son franc-parler bien que membre d’un parti de la coalition gouvernementale. La ministre de la Justice lui a répondu que le pays disposait désormais d’institutions « démocratiquement élues qui tranchent les différends de la population ». « Nous serions en train de nous remettre en question », a ajouté la Garde des sceaux, aussitôt appuyée par le président de l’Assemblée nationale, Pascal Nyabenda. « Les crimes commis alors qu’il y a des organes judiciaires doivent être punis au niveau de la justice », a affirmé ce dernier, exhortant Banciryanino à faire confiance au système judiciaire de son pays.
Dans son dernier rapport, publié le 5 septembre, la Commission d’enquête des Nations unies sur le Burundi accuse néanmoins le gouvernement burundais de « favoriser la répétition des violations des droits de l’homme ».Thomas Unger souligne que « la situation politique actuelle n’est pas favorable au travail d’une commission vérité ». « Il y a des interférences politiques et toute opposition est bannie. Les commissions vérité ont besoin d’une certaine forme d’indépendance pour travailler de façon effective. Elles dépendent également des témoignages de victimes. Il est peu probable que les victimes, qui craignent des persécutions, puissent parler ouvertement en ce moment », fait-il observer.