JUSTICEINFO.NET : Quel est le but de ce projet de l’Onu sur la réconciliation en Irak ?
FANIE DU TOIT : Nous soutenons les gouvernement irakien et la société civile pour que les citoyens s’impliquent dans la construction de la paix au sein des communautés et informent les autorités sur ce que devraient être, pour eux, les priorités face aux tensions en cours sur des sujets comme le retour des IDP [personnes déplacés internes] dans leurs communautés, la restauration des propriétés détruites par l’Etat islamique, ou les tensions profondes entre groupes confessionnels, ethniques et religieux qui existent ici historiquement.
Pourriez-vous donner un exemple des erreurs qui ont été commises dans de précédents projets ?
Les précédents efforts en Irak ont presque exclusivement été imposés d’en haut et politiquement motivés. On n’a pas consulté les Irakiens ordinaires dans leur mise en œuvre, ils ont donc été accueillis avec scepticisme sur le terrain et n’ont pas eu d’impact. C’est la raison pour laquelle le projet s’appelle « Réconciliation intégrée ». C’est une approche depuis la base, qui cherche à mettre en action les citoyens sur le terrain sur ce qui devrait se faire et ce qu’ils peuvent faire. Des comités de paix locaux et les chefs de la communauté s’assoient ensemble avec le maire, les chefs tribaux et les responsables de la sécurité pour identifier ce qui a besoin d’être fait dans un contexte spécifique.
Quels sont les principaux soucis exprimés par les membres de ces communautés ?
Alors que les tentatives précédentes de réconciliation ont été répressives et ont visé les auteurs des crimes, les communautés disent : « Et quid des victimes ? »
L’un des principaux est la situation critique des victimes. L’Irak a été en guerre perpétuelle depuis 1979, vous pouvez donc imaginer les multiples niveaux de victimisation. Chacun a terriblement souffert. Alors que les tentatives précédentes de réconciliation ont été répressives et ont visé les auteurs des crimes, les communautés disent : « Et quid des victimes ? »
La communauté yézidie évoque environ cinquante fosses communes dans leur région et dit que des centaines de filles, enlevées à des fins d’esclavage sexuel, sont toujours portées disparues. Ils exigent une forme de justice réelle, visible et ayant un impact, avant de dire qu’ils pourront faire à nouveau confiance à autrui.
Deuxièmement, ils veulent une gestion effective et des services fonctionnels là où ils résident. Cela n’est pas propre à l’Irak mais c’est particulièrement blessant ici car ils savent que l’argent est là. L’Irak n’est pas un pays frappé par la pauvreté, il dispose des revenus du pétrole, mais très peu de cet argent arrive chez les gens. C’est un sujet brûlant : comment guérir de la corruption ?
Troisièmement, les communautés en ont marre des influences extérieures et des guerres par pays interposé. Ils veulent se gouverner eux-mêmes et ils veulent des politiciens qui représentent sincèrement le peuple d’Irak.
Dans un tel contexte, comment promeut-on la réconciliation ?
La complexité est un défi. Dans une communauté donnée en Irak, plusieurs conflits se déroulent en même temps et dans un même endroit. On doit être extrêmement prudent avant de vouloir imposer une solution simple. Les communautés elles-mêmes comprennent mieux les lignes de conflit. L’une des choses qu’on essaie d’accomplir est de les amener à se mettre d’accord sur les effets des lignes de conflits entre elles. Si elles s’accordent sur ce point, une solution mutuelle est possible. Tant que les gens analysent le conflit différemment, ils ne peuvent se mettre d’accord sur la voie à suivre.
L’idéologie de l’Etat islamique est toujours présente, bien que le groupe soit défait militairement pour l’instant. Cela a-t-il entravé les efforts de réconciliation ?
Absolument. Mais en même temps ce qu’on entend les Irakiens ordinaires dire est : « Nous avons vu le diable, nous l’avons regardé les yeux dans les yeux et nous ne voulons pas y retourner. »
je ne crois pas que les idées extrémistes soient nécessairement un phénomène chez les jeunes. Je ne vois pas les jeunes comme les principaux partisans de l’EI en Irak.
L’extrémisme religieux est vraiment discrédité chez la plupart des Irakiens aujourd’hui. Et ce qui me semble très intéressant est que je ne crois pas que les idées extrémistes soient nécessairement un phénomène chez les jeunes. Une idée courante est de dire que les jeunes étant au chômage et exclus socialement, ils sont plus vulnérables à l’idéologie de l’EI. Il y a peut-être du vrai, mais je ne vois pas les jeunes comme les principaux partisans de l’EI en Irak. De vieux idéologues répandent cette idéologie sur les médias sociaux où ils font des promesses aux jeunes qui s’engagent alors. [Mais la jeunesse irakienne] n’a pas besoin de beaucoup pour être persuadée de rejeter l’extrémisme.
Dans la ville chrétienne de Bartela, quand l’EI est arrivé, les chrétiens ont fui et une église a été attaquée. Certains membres musulmans de la communauté ont décidé de réparer la croix au sommet de l’église. C’était leur façon de dire à la communauté chrétienne : « S’il vous plaît revenez, nous voulons que vous reveniez. » C’est cela que nous voulons promouvoir.
Fany du Toit (en anglais) : Les victimes irakiennes ne veulent pas de réconciliation sans justice
Dans cet extrait vidéo (en anglais), Fanie du Toit, conseiller au PNUD sur un projet de soutien à la réconciliation en Irak, défend la nécessité d'une approche à partir des victimes, notamment au lendemain de la défaite de l'Etat islamique.
Pourquoi les programmes au niveau communautaire sont-ils essentiels pour permettre une réconciliation ?
La crédibilité de la réconciliation en dépend de manière cruciale. Si les gens ne sont pas inclus dans le processus de décision, leur capacité d’agir n’est pas réinstaurée, ils n’y croient pas et ne le soutiennent pas. Les Irakiens sont cyniques aujourd’hui à propos de la réconciliation car ils la trouvent manipulée par les autorités.
Par exemple, le système judiciaire irakien dépend déjà de la coopération avec les chefs tribaux, les chefs religieux, les universitaires, les militants des droits des femmes et de telles personnes qui ne manquent pas en Irak. La paix devrait donc être inclusive plutôt qu’exclusive. Les précédentes initiatives de réconciliation ont souvent été politisées. Cela veut dire que pour qu’elles soient honnêtes et inclusives, il faut que les communautés soient impliquées.
Votre nouveau livre, « Quand les transitions politiques fonctionnent », a un sous-titre : la réconciliation comme interdépendance. Qu’entendez-vous dire ?
Si l’on veut donner un certain contenu à la réconciliation pour qu’elle devienne un cadre à suivre pour les pays passant de la guerre civile et l’oppression à la démocratie, je suggère que l’interdépendance est quelque chose de très productif.
En Afrique du Sud, la vraie force motrice de notre processus de réconciliation était l'idée simple que nous étions tous embarqués ensemble là-dedans, que nous avions besoin l’un de l’autre, que nous étions interdépendants.
J’observe la transition en Afrique du Sud depuis vingt ans. Elle continue d’être incomprise, non seulement par les analystes étrangers mais par les Sud-Africains eux-mêmes et ma conclusion est que la vraie force motrice de notre processus de réconciliation – qui a dans une certaine mesure réussi puisqu’il a mis fin à la violence politique, créé des institutions démocratiques et entamé une transformation sociale (même si elle est loin d’être celle que nous espérions) -, l’idée qui nous a guidés n’a pas nécessairement été de nous pardonner mutuellement, ni nécessairement les droits de l’homme, ni nécessairement des débats agonistiques, mais l’idée simple que nous étions tous embarqués ensemble là-dedans, que nous avions besoin l’un de l’autre, que nous étions interdépendants.
Telle est l’idée qui nous a menés là où nous sommes.
Nous avons un peu perdu notre direction en Afrique du Sud non par manque d’engagement sur les droits de l’homme mais pour avoir oublié que les Sud-Africains blancs et les Sud-Africains riches sont dans le même bateau que les Sud-Africains pauvres et les Sud-Africains noirs. Or, cette idée a un fort potentiel dans d’autres parties du monde.
Comme par exemple ?
Toute société où deux groupes en conflit partagent le même territoire et sont, en fait, interdépendants. Par exemple, la Palestine et Israël. Je pense que tout ce qui a été fait pour gérer le conflit en Israël et Palestine nie cette interdépendance et essaie d’affirmer qu’Israël peut y arriver seul et n’a pas besoin des Palestiniens pour prospérer. C’est un déni fondamental et ce n’est pas réaliste. Le réaliste dit : « Si les Palestiniens ne prospèrent pas, les Israéliens ne seront pas vraiment libres et en paix. » Je crois cela parfaitement vrai et je pense que la réconciliation peut aider dans un tel contexte.
Est-ce que le modèle de la réconciliation engagée en Afrique du Sud peut être répliqué ailleurs ?
Je ne crois pas que ce soit un modèle. C’est notre processus, quelque chose que nous avons imaginé au fur et à mesure. Cela a été efficace pour nous car il ne nous a pas été imposé. Mais la théorie de l’interdépendance qui nous a guidés est une idée très productive. Et il serait intéressant qu’elle puisse guider les dirigeants d’autres pays.
Propos recueillis par Ludovica Iaccino, pour JusticeInfo.net.
Dans cet entretien à JusticeInfo, du Toit parle en son nom personnel et ses opinions ne reflètent pas nécessairement la position officielle du Programme des Nations unies pour le développement.