Le procès de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et de son surnommé « général de la rue » Charles Blé Goudé, reprend la semaine prochaine devant la Cour pénale internationale (CPI) pour examiner la requête de la défense visant à déclarer un non-lieu et acquitter les deux accusés. L’accusation persiste à dire que son dossier est solide mais les observateurs assidus du procès se demandent si les témoins à charge tant vantés, des associés des accusés, ont apporté suffisamment d’éléments pour établir le lien entre l’ancien président et les crimes commis. Le fait que les juges aient déclaré recevable la requête en non-lieu de la défense semble indiquer qu’ils n’en ont pas si convaincus.
Et ce n’est pas le premier signe. Le procureur a achevé la présentation de sa preuve en janvier dernier. Dans une démarche inhabituelle, les juges ont alors demandé à la procureure générale Fatou Bensouda de déposer un « mémoire de mi-procès », centré sur la preuve apportée en soutien aux charges énoncées dans son mémoire préalable au procès. « Le fait que le président de la chambre Cuno Tarfusser demande, en somme, au procureur de clarifier sa thèse suggère que les juges ne sont pas certains ce qu’est cette thèse dans cette affaire », analyse Thijs Bouwknegt, maître assistant à l’université d’Amsterdam, qui a suivi de près le procès.
Le scénario « hypothétique » d’un plan commun
C’est en réaction à ce mémoire intermédiaire qu’en avril, la défense a déposé une requête en non-lieu. Une telle requête est un peu une anomalie devant les tribunaux internationaux. Dans un article paru en 2016, Ady Niv, ancien conseiller juridique au tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, plaidait qu’une telle requête n’avait de sens en Common law [droit anglo-saxon] que du fait que les juges y jugeaint le droit tandis que le jury jugeaint des faits. Or, devant les tribunaux internationaux comme la CPI, les juges tiennent les deux rôles.
D’ailleurs, il n’existe pas de disposition, dans le code de procédure de la CPI, prévoyant une telle requête. Certaines chambres de première instance l’ont accordé, comme celle du procès Gbagbo ou celle chargée de l’affaire Ruto et Sang, au sujet des violences post-électorales au Kenya. D’autres, comme dans le procès en cours contre l’ancien commandant rebelle ougandais Dominic Ongwen, l’ont rejeté, exigeant que la défense présente sa preuve. Les juges de la CPI n’ont que peu de jurisprudence sur laquelle se fonder et celle-ci est souvent ouverte à interprétation. « Chaque situation est différente à la CPI et les procès sont en eux-mêmes de mini-tribunaux », raconte Bouwknegt.
Selon la défense de Gbagbo, l’accusation n’a pas prouvé au-delà de tout doute raisonnable qu’il existait un « plan commun », au sein du cercle restreint autour de Gbagbo, visant à avoir recours à la violence pour rester au pouvoir. « Le scénario est hypothétique d’un Gbagbo et d’un Blé Goudé qui, avec d’autres, ont conclu un pacte en octobre 2000 pour rester au pouvoir ‘par tous les moyens’ puis, plus de dix ans plus tard, ont eu recours à la violence (après les élections) pour mettre en œuvre leur plan », estime Bouwknegt.
Le procureur a bel et bien réussi à faire venir quelques responsables haut placés de l’armée et de la police pour témoigner à La Haye, et il fait grand cas de ces témoins de l’intérieur. Mais ils se sont tous présentés assistés de leurs avocats et manifestement soucieux de ne pas s’incriminer eux-mêmes – et donc, Gbagbo – dans les crimes. « Un vrai lien est difficile à établir. Le procès ne semble pas avoir établi, au-delà de tout doute raisonnable, une ligne directe entre les soldats sur le terrain et Gbagbo », dit Bouwknegt. « Disposer de nombreux témoins de l’intérieur n’est pas suffisant en soi ; cela dépend de ce qu’ils racontent. »
Une implosion au ralenti ?
La défense, elle, insiste à dire que Gbagbo ne faisait que remplir sa tâche de président, en donnant instruction à l’armée et aux forces de sécurité de s’occuper des rebelles armés, et qu’il n’a pas outrepassé ses pouvoirs en le faisant. Quant à Blé Goudé, le procureur a même concédé ne pas avoir prouvé deux des chefs d’accusation contre lui et a proposé de les retirer tout en disant aux juges, au cours d’une audience ce mois-ci, que l’essentiel des charges était maintenu.
Sommes-nous donc en train de voir une implosion au ralenti du procès Gbagbo ? Les juges essaient de tenir l’affaire fermement mais il s’est passé dix mois entre la fin de la présentation de la preuve à charge et cette audience sur le non-lieu. Leur décision pourrait prendre plusieurs mois encore.
La pression sur le tribunal est énorme, par ailleurs, pour que cette affaire soit un succès pour le procureur. Gbagbo, ancien chef d’Etat, est l’accusé le plus gradé à jamais être jugé devant la CPI. En 2014, le bureau du procureur avait été contraint de retirer les charges contre le seul chef d’Etat en exercice à jamais apparaître devant cette cour, le président kényan Uhuru Kenyatta. En seize ans d’existence, la cour n’a prononcé que trois condamnations sur les principaux crimes dont elle est saisie, toutes contre des personnages relativement mineurs – deux commandants de milices en République démocratique du Congo et un islamiste au Mali.
Le procès Gbagbo fait suite à l’acquittement en appel de l’ancien vice-président congolais Jean-Pierre Bemba, en juin dernier. Et la CPI n’a aucun autre procès d’importance prévu dans un avenir proche. « Ce serait très mauvais pour la cour de voir le dossier Gbagbo s’écrouler », conclut Bouwknegt.