Deux hauts dirigeants khmers rouges ont été reconnus coupables de génocide, ce 16 novembre. Dans un jugement historique, Nuon Chea, l’ancien « Frère numéro 2 » du régime, et Khieu Samphan, ancien chef de l’Etat, qui servent déjà une peine de prison à vie après avoir été condamnés par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), connu sous le nom de Tribunal pour les Khmers rouges, ont écopé d’une autre condamnation à perpétuité.
Nuon Chea est cette fois-ci reconnu coupable de génocide contre les Vietnamiens ainsi que les Chams musulmans. Khieu Samphan, lui, est reconnu coupable contre les Vietnamiens, mais pas contre les Chams. Tous deux sont également condamnés pour un nombre important de crimes contre l’humanité pour meurtres, extermination, déportation, mise en esclavage, emprisonnement et torture.
Un génocide contre les Vietnamiens et les Chams musulmans
Sur le crime commis contre les Chams, Nuon Chea est reconnu coupable en tant que responsable hiérarchique, en dépit du fait que les juges n’ont pu établir son intention génocidaire. Khieu Samphan, lui, n’a pas activement « aidé ou facilité l’exécution de la politique génocidaire contre les Chams », a déclaré le président de la chambre de première instance, Nil Nonn, en lisant le jugement.
Parmi les crimes contre l’humanité généralisés figurent ceux commis dans la tristement célèbre prison S-21, à Phnom Penh. Les juges ont conclu que Nuon Chea avait été le superviseur direct du directeur de la prison, Kaing Guek Eav, alias Douch, qui purge une peine de prison à vie pour crimes contre l’humanité après avoir fait l’objet du premier procès devant les CETC. « Depuis le début des opérations à S-21, Nuon Chea connaissait et était impliqué dans les arrestations, les détentions, la torture et les exécutions de cadres visés par les purges », a déclaré le juge Nonn, se référant à Nuon Chea comme le « bras droit » de Pol Pot. « La chambre conclut que Nuon Chea figurait parmi ceux qui décidaient des personnes arrêtées et envoyées à S-21. Nuon Chea a ordonné l’exécution [de] nombreux groupes, comme ceux convoyés vers S-21. »
Bien que les atrocités commises par les Khmers rouges – qui ont conduit à la mort d’environ 1,7 millions de Cambodgiens entre avril 1975 et janvier 1979 – sont communément décrites comme un génocide, c’est la première fois que le tribunal, soutenu par l’Onu, condamne d’anciens responsables du régime communiste pour ce crime. Si le terme de « génocide » est largement utilisé, Nuon Chea et Khieu Samphan ne pouvaient en fait être reconnus coupables de ce crime que dans le cas des Chams et des Vietnamiens. En effet, la Convention des Nations unies sur le génocide définit ce crime comme « des actes commis avec l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national ethnique, racial ou religieux ». En l’absence d’une telle intention, les crimes commis contre les Khmers par un régime qui était khmer lui-même relèvent des crimes contre l’humanité.
Au cours de ce procès fleuve – 283 jours d’audience, 185 témoins – la cour a entendu de terribles dépositions sur les massacres de Chams et de Vietnamiens. Lors d’un témoignage particulièrement terrifiant, Him Man, un Cham, a raconté l’arrestation et le massacre de centaines de membres de son peuple dans une pagode de Kampong Cham, en 1977. « J’entendais les cris ‘oh Allah, s’il-te-plaît aide-moi’ », a-t-il raconté à l’audience, en 2015. « Je crois que ces cris priant Allah de les aider venaient peut-être de ma mère et d’un grand frère. » Il s’échappa et passa les huit jours suivants caché derrière la fosse dans laquelle sa mère avait été tuée. « J’essayais de survivre. Parfois je pouvais sentir la puanteur – les mauvaises odeurs – et si les cadavres flottaient sur la rivière et que j’avais pu les atteindre, j’aurais bien pu les manger à cause de la faim », a-t-il déclaré à la cour.
Un autre témoin particulièrement important pour l’accusation au sujet des Vietnamiens a été Seng Soeun, un ancien soldat khmer rouge qui a déclaré au tribunal que les tueries étaient ordonnées dans le cadre d’une campagne de « nettoyage » des minorités ethniques du pays.
Un héritage contesté
Le Tribunal pour les Khmers rouges a été vivement critiqué pour ses longs retards, l’interférence du gouvernement cambodgien et la corruption. Le Premier ministre Hun Sen, lui-même ancien commandant khmer rouge, s’est depuis longtemps ouvertement prononcé contre la perspective d’autres procès, affirmant que cela pourrait replonger le pays dans la guerre civile. Certains défendent que le tribunal a offert une justice attendue de longue date dans un pays où l’impunité des puissants règne ; d’autres le rejettent comme une perte de temps coûteuse en ayant condamné seulement trois personnes en douze ans.
Craig Etcheson, un chercheur connu qui a travaillé sur les enquêtes au bureau des co-procureurs des CETC pendant six ans, pense que le tribunal a été un succès malgré de nombreuses forces adverses. « J’ai travaillé sur le tribunal des Khmers rouges, d’une façon ou d’une autre, depuis plus d’un quart de siècle. Pendant toute cette période, j’ai connu de nombreuses personnes, peut-être des centaines – militaires, diplomates, bureaucrates, journalistes et autres – qui m’assuraient que cela n’arriverait jamais », dit-il. « Mais nous avons fait en sorte que cela arrive et nous avons ainsi accompli une petite part de justice symbolique pour les crimes du régime des Khmers rouges, en même temps que nous avons construit un récit historique solide qui répond à la plus pressante question que chaque rescapé se pose : pourquoi ? »
Ou Virak, un rescapé et fondateur de Future Forum, un think tank, pense au contraire que les Cambodgiens ont perdu tout intérêt pour la cour depuis longtemps. « Je crois que le verdict n’apporte aucun sentiment de justice réelle et que la plupart des Cambodgiens ont abandonné tout espoir de justice ou même d’apaisement », dit-il.
Devant le tribunal, Man Sos, un Cham de 69 ans originaire de Kampot, qualifie le jugement d’« acceptable » mais ajoute qu’il ne réparera pas les pertes qu’il a subies aux mains du parti communiste de Pol Pot. « J’ai perdu mon village, ma maison, ma rizière, et j’ai perdu ma famille », confie-t-il. « Je ressens bien un certain soulagement, mais je veux ressentir quelque chose qui compenserait tout ce que j’ai perdu. »