Depuis le 10 novembre, un sit-in se tient à l’entrée du siège de l’Instance vérité et dignité (IVD), dans le quartier Montplaisir, à Tunis. Il est animé par d’anciennes militantes politiques proches du mouvement islamiste Ennahdha, parmi lesquelles se trouve Bessma Baliî, dont le procès devant la chambre pénale spécialisée de Nabeul est en cours depuis septembre. Elles demandent à l’instance de publier au plus vite les décisions cadres concernant la liste des victimes individuelles et collectives bénéficiaires des dédommagements financiers. Elles réclament également que les étudiants bannis des universités au temps du président Ben Ali à cause de leur activisme politique soient rétablis dans leurs droits à une réinsertion professionnelle.
La loi organique de décembre 2013 relative à l’instauration de la justice transitionnelle consacre un chapitre entier à la réhabilitation et au dédommagement des anciens prisonniers et militants politiques, cibles de violations des droits de l’homme sous l’ancien régime. « La réparation du préjudice subi par les victimes des violations est un droit garanti par la loi et l'Etat a la responsabilité de procurer les formes de dédommagement suffisantes, efficaces et adéquates en fonction de la gravité des violations et de la situation de chaque victime. Toutefois, sont prises en considération les moyens dont dispose l’Etat lors de la mise en application », préconise l’article 11 de la loi. Cet article détaille aussi les diverses formes de réparation et de réhabilitation, en se référant aux « standards internationaux » dans ce domaine.
Plusieurs victimes semblent cependant inquiètes. Elles se plaignent du silence de l’IVD à propos de leurs requêtes. Et à quelques semaines de la fin du mandat de l’Instance, le 31 décembre 2018, elles craignent que les réparations promises depuis le début du processus soient sans commune mesure avec leurs attentes.
« Nous avons associé les victimes »
Pourtant, plusieurs ateliers de travail sur la méthodologie à suivre dans la mise en place du programme global de réparations – une des missions de l’IVD – ont été organisés ces deux dernières années par l’Instance, en association avec ses partenaires, dont le PNUD et le Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ). Hayet Ouertani, présidente de la Commission réparation et réhabilitation à l’IVD, explique les différentes étapes de la stratégie de la commission vérité : « Nous avons commencé par l’étude des dossiers des victimes, puis nous avons analysé les lois tunisiennes sur les réparations et réhabilitations et, enfin, nous avons évalué les conventions internationales et les expériences comparées dans ce domaine. C’est ce qui nous a poussés à prendre en compte les faiblesses de quelques-unes de ces expériences où les victimes n’ont pas été consultées. »
A côté d’une étude scientifique engagée par l’IVD sur tout ce qui a été entrepris en matière de réparations et de réhabilitation en Tunisie au lendemain de la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier 2011, l’Instance a lancé en 2017 une consultation nationale sur le programme global de réparations. 6275 personnes, âgées de plus de 19 ans et vivant dans les différents gouvernorats de la République, y ont participé. Elles représentaient la société civile, des associations féminines, des organisations de développement territorial et d’anciennes victimes. « Par programme global de réparations, on ne vise pas uniquement les indemnisations matérielles mais également la réhabilitation, l’intégration professionnelle ou des études, la restitution des droits et les excuses officielles », précise Hayet Ouertani, comme pour répondre aux craintes des victimes.
Les réparations financières arrivent en premier
Les données qualitatives de cette consultation sont issues d’ateliers de réflexion avec la société civile et de focus groupes avec les victimes. Les informations quantitatives, elles, ont été tirées de deux sondages d’opinion, l’un visant 2045 victimes de violations des droits de l’homme ayant transmis leur dossier à l’IVD et assisté à des auditions privées, et l’autre un échantillon de 3044 personnes représentatives de la population tunisienne.
Il en ressort une série d’attentes. La première a trait aux dédommagements financiers individuels qui intéressent la majorité de la population sondée. La seconde est liée au dévoilement de la vérité et la troisième à la réintégration professionnelle.
Le Fonds de la dignité qui indemnisera les victimes est alimenté par l’Etat en un seul dépôt de dix millions de dinars (environ trois millions d’euros), qui devraient être versés à son ouverture. Il est également alimenté par les fonds provenant de la Commission d’arbitrage et par des dons de particuliers ou d’autres Etats. Les indemnisations doivent être effectuées par le gouvernement, à l’issue des travaux de l’IVD. D’autre part, le programme global de réparations et de réhabilitation, qui fait l’objet de discussion internes à l’Instance depuis avril dernier, est en voie de finalisation.
Comment réparer les régions victimes ?
Mais pour l’équipe de six personnes qui accompagne Hayet Ouertani, le plus dur a été d’identifier les moyens de réparer les « zones victimes ». 205 dossiers intéressant les régions, les villages et les quartiers ayant subi une marginalisation méthodique ont été présentés à l’Instance. « Comment prouver la volonté de l’Etat de stigmatiser ces régions ? Pour répondre à cette interrogation, nous sommes revenus aux discours de personnalités politiques de haut niveau et avons exploré les indicateurs et statistiques liés au développement : chômage, éducation, santé, eau potable, électricité, etc. La difficulté décuple quand il s’agit d’un quartier. Nous avons essayé d’être imaginatifs dans nos recommandations pour sortir les régions de la marginalisation tout en cherchant à être équitables. Nous ne voulons surtout pas que nos propositions créent une rivalité entre les uns et les autres », assure la présidente de la Commission réparations.
Mi-décembre, une cérémonie officielle sera organisée à Tunis par la Commission vérité, afin de présenter son rapport final et ses recommandations concernant les réparations des victimes. Ce moment est à la fois attendu et appréhendé par les femmes du sit-in qui se poursuit devant le siège de l’Instance.