Le 28 novembre, le juge cambodgien et son homologue international ont livré deux ordonnances de clôture séparées. Ils sont en désaccord sur le fait que Meas Muth, ancien commandant de la marine khmère rouge, doive répondre ou non d’une série de chefs d’accusation, dont celui de génocide. Il s’agit du dernier signe en date des tensions entre ces deux camps, avec des juges nationaux largement considérés comme agissant sous la pression du gouvernement pour bloquer tout nouveau procès d’ancien responsable Khmer rouge.
Nuon Chea, l’adjoint de Pol Pot, et Khieu Samphan, chef de l’Etat sous ce régime, ont écopé de peines de prison à vie, le 16 novembre, pour génocide et crimes contre l’humanité. Ces peines s’ajoutent à celles, à perpétuité aussi, qu’ils avaient reçues en 2014 pour d’autres crimes. Mais un jour seulement après ce dernier verdict, dans un discours donné dans le nord du pays, le ministre de l’Intérieur Sar Kheng a réitéré que le travail du tribunal était terminé et qu’il n’y aurait pas d’autre poursuite. « Il n’y a plus [de haut dirigeant Khmer rouge à être jugé] et notre politique [est] maintenant que ce processus s’arrête », a-t-il déclaré.
Une longue histoire d’interférences politiques
Cela fait écho à ce que pense le Premier ministre Hun Sen, lui-même un ancien commandant khmer rouge, qui a exprimé à plusieurs reprises son opposition aux enquêtes en cours contre des commandants de rang intermédiaire, dont Meas Muth, allant jusqu’à dire qu’elles pourraient faire replonger le pays dans la guerre civile. En 2010, il a même confié à Ban Ki-Moon, alors secrétaire général de l’Onu, qu’il n’autoriserait pas de procès supplémentaires.
Les accusations d’interférence politique ont plombé le tribunal depuis sa création, notamment au sujet d’enquêtes allant au-delà des cas de Nuon Chea, Khieu Samphan et Kaing Guek Eav, l’ancien directeur du tristement célèbre centre de sécurité S-21, condamné à la prison à vie en 2012. Les juges cambodgiens et internationaux doivent parvenir à un accord pour que d’autres anciens Khmer rouges puissent être jugés.
Et c’est ainsi que Meas Muth et deux anciens responsables de districts, Ao An et Yim Tith, ne feront probablement jamais face à leurs juges. En août dernier, le juge d’instruction cambodgien a également requis un non-lieu dans le dossier Ao An, tandis que son homologue international demandait à ce qu’il soit inculpé de génocide et de crimes contre l’humanité. Les deux affaires sont désormais entre les mains d’une chambre préliminaire spéciale, composée de juges nationaux et internationaux, qui devront décider de leur sort.
« Pourquoi les diplomates persistent-ils à soutenir les procès ? »
En dépit de cette situation, les Nations unies sont la cible de vives critiques, gardant le silence face aux accusations d’interférence politique sous son égide. « Pourquoi les diplomates, l’Onu et certains gouvernements persistent-ils à soutenir les procès alors qu’ils sont clairement une mascarade ? La réponse est multiple », dit Brad Adams, directeur exécutif du département Afrique à Human Rights Watch. « L’une d’elles est que, en 1997 et 1998, quand le sujet était sur la table et que je travaillais pour l’Onu et que j’étais impliqué dans ces discussions, les Etats-Unis et d’autres ont assuré à Hun Sen qu’ils ne poursuivraient que les hauts dirigeants des Khmers rouges. »
Selon Adams, David Scheffer, alors ambassadeur américain itinérant pour les crimes de guerre, qui deviendra plus tard l’expert spécial de l’Onu auprès du Tribunal pour les Khmers rouges, avait donné de telles assurances. « Finalement, [Scheffer] est venu en disant qu’il y aurait au maximum dix affaires, probablement cinq ou six, et on était là : qu’est-ce que vous dites ? On était horrifié », raconte-t-il. “[Scheffer] a dit que personne ne voudrait payer pour plus que ça. En fait, il avait raison mais il a également été un instrument de cette politique. Qui sait ce qu’il en serait ressorti s’il n’avait pas suivi cette ligne ? Tout était fondé sur le fait qu’il essayait de maintenir Hun Sen dans la partie alors que notre position était qu’il était inutile de faire ce travail avec Hun Sen, un ancien Khmer rouge. »
Discussions secrètes
En ce qui concerne l’avenir des dossiers restants, dit « 003 » et « 004 », auxquels le gouvernement s’oppose, Scheffer, qui est allé jusqu’à donner trois mille euros de sa poche pour le tribunal, dit que ceux qui en doutent se sont déjà trompés dans le passé. « A travers toute l’histoire des [Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, CETC], on a prédit pour chaque dossier qu’il ne serait jamais jugé, et ces prédictions ne se sont pas vérifiées. Les juges, et seuls les juges, des CETC trancheront le sort des dossiers 003 et 004 », dit-il, ajoutant que toute décision doit être « strictement fondée sur la preuve ».
Répondant aux allégations d’Adams selon lesquelles il aurait assuré au gouvernement cambodgien, il y a vingt ans, que seule la direction du régime serait jugée, Scheffer explique que les Etats-Unis avaient dressé une liste opérationnelle comptant entre dix et vingt « dirigeants » les plus responsables des crimes commis. Le gouvernement cambodgien souhaitait une liste plus courte mais les négociateurs internationaux s’y étaient opposés, assure-t-il. « Une fois que les CETC ont été créées, il revenait aux co-procureurs et aux co-juges d’instruction de décider de la liste finale des suspects », ajoute-t-il.
Le moment est venu d’être honnête
Long Panhavuth, expert indépendant qui analyse le tribunal depuis le début de ses travaux, souligne qu’il est temps que l’Onu se mette à être honnête vis-à-vis du public sur les raisons pour lesquelles les affaires pendantes n’iront pas plus loin. « Ils devraient être clairs et transparents sur ce problème. Ils ne peuvent pas simplement laisser les juges délivrer des ordonnances [séparées] », dit-il. Panhavuth soupçonne que ce silence des Nations unies est dû à leur peur de rebuter les bailleurs de fonds. « Ils ne veulent pas un tollé sur les interférences politiques parce qu’ils craignent qu’il n’y ait plus de fonds et que le public se délaisse des procédures », explique-t-il. « Je pense que ce type d’approche est mauvais. Ils doivent être honnêtes face au problème, afin de gérer les attentes réalistes de la population. »
Les Etats-unis, le Japon et l’Union européenne ont refusé de commenter ou ignoré nos demandes pour savoir pourquoi ils continuaient d’injecter de l’argent dans un tribunal en bout de course. Un communiqué du Département des affaires étrangères et du commerce australien explique que le tribunal « décide du sort des affaires à venir » et que l’Australie continuera d’« observer de près » ses travaux.
Pour Adams, le soutien financier continu au tribunal tient à ce qu’il est « une chose facile à vendre à l’opinion et pour eux-mêmes ». Il évoque le manque d’efforts de la part des bailleurs de chercher à savoir ce qu’en pensent les Cambodgiens – qu’il estime être « indifférents, voir cyniques » – ainsi que leur refus de reconnaître les échecs du tribunal.
Alors que l’horloge tourne, les chances de Meas Muth, Ao An ou Yim Tith de se trouver dans le box des accusés sont plus réduites que jamais. D’ailleurs, l’ancien commandant de la marine sous les Khmers rouges ne s’est jamais montré inquiet de son arrestation. « Je me soucie de mes plants de maïs et de manioc », déclarait-il en 2015 au Cambodia Daily, un journal local, alors que des charges étaient portées contre lui. « Et je demande : qui est mort ? Où ai-je exterminé [les gens] ? »