Ce mercredi 7 novembre, il fait beau temps quand nous entrons à l’Hôpital général de référence de Panzi, en périphérie de la ville de Bukavu, dans la région du Sud-Kivu, à l’est de la République démocratique du Congo (RDC). En rejoignant le bloc administratif, on aperçoit dans le couloir un homme géant, d’une blouse blanche vêtu, assurant une visite guidée à l’intention d’une équipe d’hôtes de marque, venus de la Belgique pour se « rendre compte du travail abattu en faveur des victimes des violences sexuelles ». « Eh ! Denis Mukwege ! », s’exclame, sourire aux lèvres, Alphonsine Nsimr, une patiente de 52 ans venue répondre à un rendez-vous de soins.
« C’est notre Moise, notre sauveur. C’est grâce à lui qu’on a eu la vie sauve et recouvré notre dignité », nous confie Esther [tous les noms des victimes sont des pseudonymes, afin de préserver leur anonymat], une orpheline de 18 ans, dépêchée à Panzi en août dernier après avoir été victime d’un viol par trois hommes armés à son retour des champs, à Kalehe, dans le Sud-Kivu.
Les quatre piliers de la Fondation Panzi
Nous étions donc face au docteur Denis Mukwege, co-lauréat du prix Nobel de la paix 2018. Depuis près de vingt ans, ce célèbre médecin gynécologue de 63 ans combat le phénomène des violences sexuelles en vogue dans l’Est de la RDC. Un combat qui passe par la prise en charge médicale, psychologique, socio-économique et légale des victimes des viols, dont entre 100 et 150 arrivent chaque mois à l’hôpital de Panzi.
Au moment de notre visite, l’Hôpital général de référence de Panzi, d’une capacité de 450 lits, accueille 354 patients dans ses quatre principaux départements (chirurgie, gynécologie obstétrique, pédiatrie et médecine interne). 210 d’entre elles (59%) se trouvent dans le service de gynécologie obstétrique. « Ce département accueille les femmes présentant des pathologies uro-génitales graves, dont les fistules, les prolapsus. Parmi ces patientes figurent les survivantes des violences sexuelles », explique le docteur Sylvain Chihambanya, superviseur médical de la Fondation Panzi, la structure créée en 2008 par le Dr Mukwege pour encadrer la prise en charge complète des survivantes des violences sexuelles, avec un pilier médical (l’hôpital général de référence et une clinique mobile), un pilier psychosocial (soins psycho-sociaux), un pilier de réinsertion socio-économique (maison d’hébergement et de formation en métiers divers), et un pilier légal (prise en charge juridique et judiciaire).
Depuis sa création en 1999, l’Hôpital de Panzi dit avoir soigné plus de 50 000 victimes de violences sexuelles. « Actuellement, je suis alerté par une zone de santé pour aller prendre en charge les déplacés parmi lesquels on aurait déjà identifié 207 cas de viols. Tu vois ? », nous interpelle Dr Chihambanya.
Etre femme, un malheur au Kivu
Chaque jour qui passe, elles sont nombreuses, mêmes celles âgées de moins d’une année, qui subissent des viols collectifs ou individuels de la part d’hommes armés, dans cette partie orientale du Congo. A Panzi, certaines de ces survivantes témoignent des douloureuses expériences vécues. « Etre une femme, c’est vraiment un malheur ici chez nous, au Kivu, car on est livré à la merci des groupes armés », déplore la jeune mademoiselle Grâce, 18 ans, qui se rappelle ses neuf années passées en captivité comme esclave sexuelle, après avoir été enlevée dans la région de Kavumu par des hommes armés assimilés aux Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR). « Je n’avais que 4 ans quand on m’a enlevée. Ils nous ont conduites dans le parc de Kahuzi-biega comme esclaves sexuelles. Notre jeune âge ne leur empêchait pas de se rabattre sur nous pour satisfaire leur libido. Deux, trois, quatre hommes ne se gênaient pas de coucher à tour de rôle avec une fillette d’à peine 6 ans, chaque fois qu’ils le voulaient. Pour les miliciens, c’était, on dirait, un plaisir de nous abuser », relate-t-elle.
Celle qui aimerait qu’on l’appelle Gisèle Bintu est une fille de 23 ans dont les parents ont été tués dans l’incendie de leur maison alors qu’elle n’avait que 8 ans. Elle se souvient de ses cinq ans passés en captivité après son enlèvement par des présumés miliciens rwandais Ntirahamwe à Kibua, en territoire de Walikale, au Nord-Kivu voisin. « A ma quatrième année d’esclavage sexuel, un milicien m’a enceintée. Mais ils ne voulaient pas de bébé. Alors que j’approchais [de] l’accouchement, ils m’ont percé le couteau dans le ventre, et tué le fœtus. J’ai passé cinq jours de graves douleurs sans aucune assistance médicale, avant qu’on ne m’abandonne dans un poste de santé de fortune qui était dépassé par mon cas. Le fœtus mort qui traînait encore dans le ventre commençait à dégager une odeur nauséabonde quand l’on décida de me transférer à l’Hôpital de Goma, puis à Panzi où le docteur Mukwege m’a sauvé la vie », raconte-t-elle.
Gisèle Bintu vient de subir sa treizième opération chirurgicale à cause de fistules développées à la suite des différents actes de viols subis durant sa captivité. « Je me sens de plus en plus mieux. J’ai quitté l’hôpital et j’ai entamé mes études dans un Institut des techniques médicales local, car je voudrais devenir infirmier pour aider le docteur Mukwege à sauver les vies de mes compatriotes dont [de] nombreuses demeurent esclaves sexuelles dans les maquis des miliciens dans l’Est du Congo. Tout ce que je regrette est que je n’aurai plus la grâce de mettre au monde un enfant, car on m’a déjà enlevé ma matrice qui s’était détériorée lors des viols que je subissais », confie-t-elle.
« Nous avons aussi droit à la justice et à la paix »
L’équipe du docteur Denis Mukwege se bat pour garantir aux victimes des violences sexuelles leur dignité, en leur assurant une prise en charge médicale, psychosociale, socio-économique et légale. Les prises en charge médicale, psychosociale et socio-économique datent de bien longtemps. Moins connue est la prise en charge légale, c’est-à-dire juridique et judiciaire, introduite à Panzi en 2008. « Nous avons observé, par expérience, que lorsque les femmes se portaient bien physiquement, psychologiquement, et qu’économiquement elles allaient mieux, c’est à ce moment-là qu’elles commencent à se poser la question de savoir : pourquoi moi ? C’est à ce moment-là qu’elles commencent à réclamer justice », nous explique Denis Mukwege.
« J’ai toujours rêvé [de] voir les miliciens qui me violaient être attrapés et punis. Ca empêchera d’autres de commettre ces crimes, parce qu’il n’y a pas seulement au Congo que les filles sont nées pour être violées », avertit Gisèle Bintu. « Nous avons aussi droit à la justice et à la paix. »
Sur ce constat, la Fondation Panzi a mis en place la clinique juridique, une structure animée par des juristes qui facilitent aux victimes l’accès à la justice, en les aidant à constituer un dossier judiciaire et en les défendant devant les tribunaux. « Sur le plan juridique, nous formons des para-juristes communautaires qui nous aident à vulgariser les lois portant protection de la femme, à écouter et orienter les nécessiteux de justice. Nous renforçons aussi la capacité des membres du corps judiciaire, notamment des huissiers, des avocats. Sur le plan judiciaire, nous assistons les victimes auprès des cours et tribunaux ; nous appuyons aussi des audiences foraines pour qu’elles se tiennent dans des lieux de commission des crimes, en vue de rapprocher la justice des justiciables », explique l’avocate Yvette Kabuo, coordonnatrice de la clinique juridique de Panzi. La clinique peut également prendre en charge les magistrats ainsi que les avocats des deux parties, victimes et accusés, pour garantir l’équité du procès.
Genèse de la clinique juridique avec Me Yvette Kabuo
Dans cet extrait vidéo, Me Yvette Kabuo, coordinatrice de la clinique juridique à la Fondation Panzi, explique comment le Dr Mukwege a créé (en 2008) la clinique juridique afin de proposer également une prise en charge juridique à ses patientes.
L’accès aux soins est un accès à la preuve
Parmi les audiences soutenues par la Fondation Panzi figure le célèbre procès qui a abouti, en décembre 2017, à la condamnation par la Cour militaire du Sud-Kivu de l’élu provincial Fréderic Batumike et onze de ses coaccusés, tous adeptes de la milice « Jeshi la Yesu » (l’armée de Jésus, en langue swahili). Reconnus coupables de viols « systématiques et généralisés », perpétrés entre 2013 et 2016, sur une quarantaine de filles âgées de 8 mois à 12 ans, dans le village de Kavumu, dans la province du Sud-Kivu, ils ont écopé de la prison à perpétuité.
« Le travail de la clinique de Panzi a d’abord permis de mettre en exergue le fléau des violences sexuelles et ses conséquences », souligne Guy Mushiata, coordonnateur des droits humains en RDC à Trial International, une ONG suisse partenaire de la Fondation Panzi dans la répression des crimes de masse. « Ensuite, la clinique nous aide à recenser les moyens de preuves pour aller en justice. Car, très souvent, les crimes de viol se commettent dans des milieux éloignés et les victimes n’ont pas la possibilité d’avoir accès aux soins qui nous permettraient de pouvoir recueillir les éléments qui serviront de preuve. Mais avec l’équipe de Panzi, on peut suivre les victimes, documenter les faits, recueillir les témoignages et établir les certificats médicaux qui sont, dans l’ensemble, des preuves importantes pour la justice. »
Le combat légal, c’est-à-dire la prise en charge juridique et judiciaire des victimes des violences sexuelles, n’est pourtant pas facile. Il butte sur plusieurs obstacles, dont l’impunité des auteurs de ces actes qualifiés de crimes contre l’humanité et crimes de guerre. « Très souvent, les auteurs de ces crimes, membres des milices, ne sont pas individuellement connus. Les quelques auteurs identifiés ne sont pas punis. On ne se gêne pas, curieusement, de les intégrer au sein du gouvernement ou de l’armée. Un privilège qui ne les empêche pas de continuer à collaborer avec leurs anciennes milices et de commettre des crimes. On doit mettre fin à cette impunité », dénonce Yvette Kabuo.
« Lorsque la femme ne parvient pas à identifier formellement la personne qui l’a violée, même si toutes les preuves indiquant qu’elle a été violée sont réunies, sa plainte est malheureusement souvent rejetée alors que, parfois, les responsables hiérarchiques sont connus. La justice devrait faire un effort pour que, pour ces femmes qui ont subi des viols collectifs à des endroits bien déterminés, par des groupes armés parfois bien connus, l’on puisse appliquer le principe de responsabilité hiérarchique », recommande Dr Mukwege, en référence au principe selon lequel un supérieur peut être responsable sur le plan pénal s’il avait des raisons de savoir que des crimes étaient commis et n’a rien fait pour les prévenir ou les punir.
Que faut-il faire pour mettre fin à l'impunité en RDC, en particulier dans les provinces de l'Est ?
Dans cet extrait vidéo, Me Yvette Kabuo, coordinatrice de la clinique juridique à la Fondation Panzi, s'exprime sur la réforme de l'appareil judiciaire congolais, selon elle, nécessaire pour permettre une prise en charge réelle des processus de réparations par la commission vérité et réconciliation.
Un gouvernement qui fuit ses responsabilités
Autre défi : les parties civiles peinent à recouvrer les dommages et intérêts qui leur sont alloués par la justice. Pour Yvette Kabuo, cela découle du manque de volonté politique réelle de la part du gouvernement congolais. « Après les condamnations, il y a toujours des victimes qui reviennent vers nous pour dire : maître, j’attends mes cinq mille dollars de dommages et intérêts. Qui va le payer ? Le pauvre bourreau ? Là où l’Etat congolais lui-même ne s’exécute pas lorsqu’il arrive qu’on le condamne solidairement avec les bourreaux pour n’avoir pas su assurer la protection de ces femmes violées pendant les conflits ? », interpelle l’avocate de Panzi. « Je crois qu’au niveau de notre gouvernement, on devrait réfléchir à la création d’un fonds spécial de réparations », prône-t-elle.
A la clinique juridique de Panzi, les juristes qui y prestent demandent au gouvernement de s’approprier la lutte contre les crimes de masse, dont les violences sexuelles faites aux femmes. « Vraiment, le gouvernement ne s’est pas approprié la lutte », plaide Yvette Kabuo. « Souvent, quand nous appuyons les audiences foraines, vous écoutez un magistrat ou un OPJ [Officier de police judiciaire] nous lancer : maître, le véhicule pour amener le détenu n’est pas toujours disponible ; si vous ne l’amenez pas, nous, on va abandonner votre prévenu. Comme si le prévenu nous appartenait ! Comprenez que le gouvernement congolais n’a pas pris les choses en main. Il est temps qu’il comprenne que tout ce que nous faisons, c’est de venir en appui. Il ne doit pas abandonner sa responsabilité aux ONG, mais plutôt les soutenir. »
UNE VIE HEUREUSE, MALGRÉ LE VIOL
En ce mois de novembre, la Maison Dorcas encadre dans ses majestueuses bâtisses érigées dans les bas-fonds de Panzi, 210 survivantes en transit et en formation en métiers divers, dont la coupe et couture, la pâtisserie, la broderie, la vannerie, la savonnerie et la transformation des produits alimentaires, notamment l’extraction du lait de soja. C’est la raison d’être de la Maison Dorcas, créée en 2003 par la Fondation Panzi : assurer une réinsertion socio-économique aux survivantes des violences sexuelles, en leur offrant hébergement, protection, formation et une éducation non formelle par l’alphabétisation et la scolarisation pour celles qui ont encore l’âge scolaire. « Ce sont des personnes qui viennent de milieux pauvres, ou d’autres qui n’ont plus de famille. Nous les capacitons en métiers divers pour leur permettre de se réinsérer dans leur société ou se faire accepter dans les communautés. Ces métiers les aident à générer des revenus pour couvrir leurs besoins de base », explique Emery Habamungu, coordonnateur de la Maison Dorcas.
Joséphine, 38 ans, est témoin de cette réussite. Elle a bénéficié de soins à l’hôpital de Panzi après avoir été violée, en 2005, par des miliciens dans les forêts de Mudusa-Ngwesha, un village perdu du Sud-Kivu ; puis elle a été accueillie pendant deux ans à la Maison Dorcas. Elle a choisi d’y apprendre la pâtisserie, un métier qui lui permet aujourd’hui de prendre en charge, seule, ses cinq enfants, après qu’elle a été répudiée par son époux qui ne voulait plus d’une femme violée. « N’eut été Mukwege, je serais déjà morte, non seulement des séquelles physiques subies pendant mon mois d’esclavage sexuel, mais aussi et surtout de la cherté de [la] vie. Heureusement, après les soins, on m’a appris la pâtisserie qui me permet aujourd’hui de nourrir, vêtir et scolariser mes cinq enfants. L’aînée vient d’ailleurs d’obtenir son diplôme d’Etat [l’équivalent du Baccalauréat], cette année », se félicite-t-elle.
Joséphine vient de se construire une maison à Bukavu, où les lopins de terre coûtent pourtant trop cher. Elle est l’une des grandes fournisseuses de la Fondation Panzi en pain et bois de chauffe. « Grâce à mon métier, je gagne facilement 100 dollars le mois », un revenu supérieur au salaire minimum interprofessionnel garanti aux fonctionnaires de l’Etat. « Vivre heureux après avoir été victime de viol, oui c’est possible. Ceux qui m’ont vu venir à Panzi avec 15 kilos comme poids, peuvent bien en témoigner », nous confie-t-elle, assise dans la salle de réception de la Maison Dorcas, en attente du paiement de son pain. « Ayant vu ma réussite et ayant écouté les témoignages de mes enfants qui disent aujourd’hui vivre mieux qu’avant, quand on était encore dans le village, mon époux qui m’a pourtant répudiée a finalement demandé pardon et ne cesse de solliciter que je lui accorde une seconde chance de revenir à la maison », témoigne-t-elle. « J’hésite encore à l’accueillir, quand je me rappelle de l’humiliation subie. »