Un glaive sur la pointe duquel la balance de la justice tient en équilibre orne son écusson, frappé de la devise « Hora fugit, stat jus » – le temps passe, le droit perdure. Situé à Paris, sa mission est de traquer les auteurs de crimes imprescriptibles, en France et dans le monde. L’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH), né en 2013, est en ordre de marche et bien décidé à obtenir des résultats, explique le colonel Eric Emeraux, qui le dirige depuis un an.
Son équipe de 15 gendarmes et 4 policiers constitue le bras armé du Pôle judiciaire français spécialisé dans la poursuite des crimes internationaux. Le ton du colonel de gendarmerie est posé, précis, mais combatif. L’Office, créé par décret il y a cinq ans, prend de l’envergure et s’est rendu visible, en 2018, grâce à un « tableau de chasse » (non exhaustif) nourri : en mars, interpellation d’un réfugié irakien soupçonné d’avoir participé à des massacres sous l’étendard de Daech ; en avril, arrestation au Cameroun d’un Rwandais recherché en France pour des charges de génocide ; en juin, extradition d’un Bosnien demandé par son pays pour des crimes contre l’humanité ; en septembre, arrestation d’un chef de milice libérien.
De la Syrie à la Syrie
Chaque jour, Eric Emeraux et son équipe gravissent un long escalier, dépassent l’étage de leurs homologues du Crime organisé, pour atteindre leurs locaux situés à l’Est de Paris dans un bastion en pierre de taille aux airs de corps de garde républicaine. Les bureaux sentent le neuf. Les limiers du crime contre l’humanité viennent de les réintégrer après plusieurs années d’exil au Fort de Rosny, dans la banlieue sud de Paris. Ils se rapprochent ainsi des magistrats du Pôle spécialisé – 3 procureurs et 3 juges d’instruction – avec qui ils travaillent au quotidien. Et renouent avec un lieu où les précurseurs de l’Office, rencontrés par l’agence Hirondelle en avril 2011, des membres la section de recherche de la gendarmerie parisienne, planchaient déjà sur les dossiers rwandais qui auront abouti aux deux uniques procès menés à ce jour en France au titre de la compétence universelle. Celui de Pascal Simbikangwa, condamné en appel en 2016, et celui d’Octavien Ngenzi et Tito Barahira, condamnés définitivement en juillet, pour leur participation au génocide de 1994. Deux procès en première instance et deux en appel qui, selon l’estimation de Catherine Champrenault, procureure générale près la Cour d’appel de Paris, ont chacun coûté un million d’euros.
Historiquement, ce sont d’autres hommes et femmes de la « SR » (section de recherche) de Paris qui avaient enquêté sur Paul Touvier, policier collaborationniste durant la Seconde guerre mondiale et premier Français condamné pour crimes contre l’humanité, en 1994, et avaient participé à la traque d’Aloïs Brunner, un des grands criminels nazis qui aurait terminé ses jours à Damas, en Syrie.
Cette même Syrie qui, aujourd’hui, figure en tête des priorités parmi les 105 dossiers qui s’empilent sur les bureaux des enquêteurs et couvrent une quinzaine de pays. Le portefeuille de l’Office a presque doublé en un an, du fait notamment des trente-cinq dossiers que lui a transmis l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et des apatrides), qui a l’obligation de signaler les demandeurs d’asile suspectés d’avoir commis des crimes graves. Dans le jargon des enquêteurs, ces dossiers sont baptisés « 1F », en référence à l’article de la Convention de Genève de 1951 qui permet de les exclure du droit à l’asile, tout en leur offrant une protection contre l’expulsion. « Nous travaillons de plus en plus sur les exclus du droit d'asile », estime le colonel Emeraux. « Beaucoup viennent de Syrie, d’Irak, d’Afrique. Nous en sommes au début. L'Ofpra transmet les dossiers au parquet de Paris qui nous saisit, à raison de cinq dossiers par mois. Nous allons voir, avec tous ces ‘1F’, comment nous allons pouvoir bâtir des procédures, établir des faits ; sachant que tout ce que l’on vit ici en France, les autres pays européens le vivent. »
L’effet Cesar
Avant de diriger l’OCLCH, Eric Emeraux était à Sarajevo, comme attaché de sécurité à l’Ambassade de France. Son premier poste à l’étranger après trente années de service dans l’armée de terre et la gendarmerie. Cette confrontation avec les réalités de la Bosnie-Herzégovine d’après-guerre l’a sensibilisé à l’importance de la coopération entre pays et entre les mondes militaire et judiciaire. « Le fait d’avoir vécu cinq ans en Bosnie », dit-il, « m’a amené à prendre conscience qu’il y a un lien entre notre pays et ce qui peut se passer sur nos frontières extérieures, dans une certaine mesure, puisque des individus ayant commis les pires atrocités viennent se camoufler en France. À partir de l’international, on revient vers le national et, finalement, on protège les intérêts français. »
Depuis son arrivée à l’OCLCH, Emeraux a vu se déplacer le centre de gravité des dossiers. Le Rwanda (17) est ainsi passé en troisième position après la Syrie (25) et le Centrafrique (18) ; il est suivi par des affaires liées au Sri Lanka (7), Liberia (5), Libye (5), Irak (2)… Au top des priorités à l’Office français, transmis à au moins six pays d’Europe, le dossier Cesar – du nom de code donné à un photographe légiste militaire qui s’est enfui de Syrie avec 55 000 images de suppliciés – est emblématique. Les bras de Cesar se sont démultipliés. De l’Office, ils s’étendent tout d’abord à d’autres services de la région Ile-de-France, venus prêter main forte à une cellule d’enquête de six personnes. Puis ils franchissent la frontière du Rhin, vers une équipe commune d’enquête franco-allemande. Ils atteignent enfin, par les échanges personnels et par la connexion de bases de données, le mécanisme onusien M3I dirigé par une magistrate française – chargé de rassembler des preuves sur les crimes en Syrie pour les mettre à disposition des services d’enquêtes et des autorités judiciaires compétentes – et des structures comme la Cija, Eurojust ou Europol, qui a officiellement lancé, en février 2018, un projet de coopération (AP CIC) dédié aux crimes internationaux.
Les promesses de l’interconnexion
Cesar n’est qu’un catalyseur des coopérations, dont profitent aussi les autres dossiers. C’est, par exemple, le nouveau projet d’Europol qui a permis à l’OCLCH de localiser à Yaoundé, au Cameroun, le suspect rwandais qu’il recherchait. « En matière d’interconnexion, on est au début de tout », présage son numéro 2, Nicolas Le Coz. « On évolue dans un univers très performant », complète le colonel Emeraux, qui voit son équipe « un peu comme une start-up », motivée par des objectifs et des résultats, les échanges à l’international et l’appui d’outils technologiques pointus.
« Au niveau informatique, tout est en place depuis mi-novembre », annonce-t-il. « On travaille avec des logiciels qui vont nous permettre d’entrer en base énormément d’informations et dont la compatibilité est immédiate avec Europol et avec le M3I. Le temps de trouver les fonds, les techniciens, de mettre en place le matériel, cela nous a pris six mois. » Le militaire se réjouit aussi d’avoir rencontré des gens « très pointus » dans certaines ONG, comme les Suisses de Civitas Maxima sur le Liberia, ou les Américains de Physicians for Human Rights (qui sortent une application permettant à des médecins confrontés à des cas de torture d’enregistrer des preuves valides pour des procès).
L’OCLCH dispose, comme ses collègues du Crime organisé, d’enquêteurs spécialisés dans le numérique, l’exploitation des réseaux sociaux, et dans la traque financière. Ils se répartissent le travail selon trois grandes zones géographiques : l’Afrique, le Moyen-Orient, et le reste du monde. Et chacun gère les priorités selon une équation que résume Emeraux : « Soit on a un auteur potentiel et on doit trouver des témoins ou des victimes qui vont enrichir le dossier. Soit on a des victimes et des témoins et il faut qu’on trouve les auteurs. L’objectif étant le procès. »