Les services secrets français sont-ils co-responsables du maintien de Lafarge en Syrie au prix du financement de groupes jihadistes jusqu'en 2014 ? Face à la justice, un officier des renseignements a avoué une collecte d'information "opportuniste" et "cynique", mais assuré n'avoir donné "aucune consigne".
"On a fonctionné de manière totalement opportuniste, profitant de leur maintien sur place, mais personne ne leur a demandé de rester", a déclaré un policier de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), interrogé le 18 novembre par la juge d'instruction Charlotte Bilger, selon une audition dont l'AFP a eu connaissance.
"Mon travail n'a consisté qu'à récupérer de l'information pour détecter des individus", en particulier les Français partis pour le jihad en Syrie, "nous n'avons donné aucune consigne", a expliqué l'ex-officier de contact du cimentier, initialement chargé de conseiller les entreprises sur la protection de leur patrimoine, une pratique courante.
"On a fonctionné de manière totalement cynique, c'est vrai. Il faut se rendre compte que c'est un boulot énorme, de fourmi, mais qui est essentiel", a justifié l'officier, déjà organisateur en avril 2012 d'une conférence de ses services devant le comité exécutif de Lafarge.
Il était à l'époque l'interlocuteur de Jean-Claude Veillard, alors directeur de la sûreté de Lafarge. Ce dernier, un ancien militaire, a relaté aux juges avoir régulièrement transmis sans "aucun tri" des informations sur la situation dans la région aux différents services de renseignement français.
Des contacts étroits, en particulier par des mails versés aux dossiers, qui ont perduré tout au long de la guerre en Syrie. En mai 2016, M. Veillard déjeunait avec les successeurs de son contact à la DGSI, selon une source proche du dossier.
Mais pour la juge en charge de l'enquête, "la démonstration que les services de renseignement avaient une connaissance circonstanciée des agissements" de Lafarge et de ses dirigeants, "est sans incidence" sur l'éventuelle responsabilité pénale du cimentier, écrit-elle pour justifier son récent refus de mener des auditions supplémentaires d'agents.
Toutes ces auditions étaient réclamées par les avocats de la défense, notamment car ils mettent en doute l'impartialité de la DGSI, un des trois services enquêteurs du dossier.
L'agent interrogé le 18 novembre a assuré qu'il y avait un "cloisonnement" entre la sphère judiciaire de la DGSI et la partie renseignement, tout en admettant que ses informations peuvent remonter "jusqu'au plus haut", à son directeur, "et même au-delà".
- Fabius "jamais saisi" -
"Ca ne change strictement rien au fait que Lafarge ait fait le choix de rester et de pactiser avec les organisations terroristes", a réagi auprès de l'AFP Me Marie Dosé, avocate de l'ONG Sherpa, partie civile dans ce dossier. "Ce n'est pas en multipliant les procès d'intention que [Lafarge] échappera à son procès".
"Le seul objectif des demandes de Lafarge est de parvenir à la manifestation de la vérité en disposant d'un tableau complet de la situation en Syrie à l'époque des faits", a déclaré à l'AFP l'avocat du groupe, Me Christophe Ingrain, qui a annoncé avoir fait appel du refus de la juge.
Lafarge SA a été mis en examen en juin pour "financement d'une entreprise terroriste" et "complicité de crimes contre l'humanité". Le groupe est soupçonné d'avoir déboursé via sa filiale LCS près de 13 millions d'euros entre 2011 et 2015 auprès d'intermédiaires et de groupes armés, dont l'organisation Etat islamique, pour maintenir la production dans son usine de Jalabiya alors que le pays s'enfonçait dans la guerre.
Huit ex-cadres ou anciens dirigeants, dont l'ex-PDG Bruno Lafont, ont été mis en examen pour "financement d'une entreprise terroriste" et/ou "mise en danger de la vie" de salariés. Deux intermédiaires locaux au coeur de l'enquête, Amro Taleb et Firas Tlass, sont par ailleurs visés par un mandat d'arrêt.
L'enquête soulève des questions sur ce que savaient ou non les autorités françaises sur les agissements de Lafarge et si la diplomatie a ou non laissé faire, voire encouragé le cimentier. Auditionné cet été, l'ancien ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a assuré n'avoir "jamais été saisi" de cette question.
Lafarge, qui a fusionné en 2015 avec le Suisse Holcim, avait fini par abandonner sa cimenterie en septembre 2014 quand l'organisation jihadiste EI s'en était emparée.
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