La dernière audition publique de l’Instance vérité et dignité (IVD) a abordé, le 14 décembre dernier, le dossier des médias, de la désinformation et de la propagande au temps des présidents Bourguiba et Ben Ali. Le matin même, au cours du colloque de clôture de l’Instance, Sihem Bensedrine, présidente de l’IVD, avait considéré les médias comme l’un des plus importants piliers de la répression sous l’ancien régime. Pourtant, dans leur majorité, les médias tunisiens n’ont pas été amènes avec la commission vérité depuis sa mise en place, en juin 2014. Et moins encore avec sa présidente. En abordant cette thématique à la fin de son mandat, l’Instance a probablement voulu se prémunir contre un renchérissement des attaques de la presse à son encontre, d’autant plus que plusieurs journalistes affidés de l’ancien régime continuent à régenter les entreprises de presse publiques et privées, comme l’ont illustré deux documentaires présentés par l’IVD.
Cinq journalistes ont témoigné, au cours de cette soirée du 14 au 15 décembre, sur les mécanismes de mise au pas des médias mis en place par les deux premiers présidents de la République tunisienne.
Voix unique pour leader unique
Malgré la censure et la colonisation, 300 journaux et revues étaient publiés en Tunisie à la veille de l’Indépendance, en mars 1956. De ce foisonnement médiatique seuls cinq journaux subsistent à la fin des années 50, tous devenus des courroies de transmission de la propagande officielle. Selon le documentaire diffusé, le Président dictait certaines dépêches à l’Agence de presse tunisienne, comme il s’introduisait par téléphone dans le cours d’émissions télévisées, dès la création de la télévision tunisienne en 1966, pour changer le cours des émissions en direct. « Bourguiba voulait ancrer à travers une presse dépendante du pouvoir le système de la voix unique, du leader unique et du parti unique », note le documentaire.
En 1975, un code liberticide de la presse est publié. Il prévoit de lourdes peines de prison pour diffamation et « propagation de fausses nouvelles susceptibles de perturber l’ordre public ». Contrôle et censure préalables à la publication, saisie et suspension des journaux indépendants ou de l’opposition ayant fleuri à la faveur de périodes d’éclaircies politiques, sont monnaie courante.
Prison et quadrillage policier
Mohamed Bennour, journaliste chevronné et défenseur engagé d’une presse libérée du joug du pouvoir, a témoigné de ce paysage médiatique. « A cause d’un article paru dans la publication clandestine du mouvement marxiste maoïste Perspectives, des jeunes ont écopé jusqu’à douze ans de prison ferme dans les années 70 », souligne-t-il, sur le ton de l’amertume. Licencié du quotidien Le Temps pour un article sur la cherté de la vie, Mohamed Bennour participe à la fondation de l’hebdomadaire Errai, en décembre 1977. « Soit la police quadrillait tout l’espace – à l’imprimerie, sur les lieux de diffusion et même au cœur de la rédaction – soit le pouvoir réussissait à nous infiltrer en achetant des journalistes de l’équipe », raconte-t-il.
Pour un article critiquant l’intervention armée de l’Etat pour mater les syndicalistes lors de manifestations en janvier 1978, le directeur de la publication, Hassib Ben Ammar, ex-ministre de la Défense ayant quitté le gouvernement pour protester contre le déficit de démocratie, se trouve jugé devant le Tribunal militaire de Tunis. « Notre espoir que les choses changent avec l’avènement de la présidence de Ben Ali, le 7 novembre 1987, a très vite été déçu. Dès les premiers jours, le nouveau président donne des signes précurseurs inquiétants, particulièrement lorsqu’il interdit au leader de l’opposition, Ahmed Mestiri, de participer à un plateau d’Antenne 2 organisé à Tunis sur le bilan du règne de Bourguiba », se souvient le journaliste.
« La drogue pouvait circuler mais pas Al Mawkef ! »
Mongi Ellouze a longtemps travaillé comme rédacteur en chef d’Al Mawkef (Position), organe du Rassemblement socialiste progressiste, parti de gauche devenu en 2001 le Parti démocrate progressiste. Il dévoile la stratégie du pouvoir au temps de Ben Ali pour étouffer une publication refusant de marquer son allégeance au régime. « Privation des subsides de l’Etat, privation de la publicité publique et privée que détenait l’Agence tunisienne de communication extérieure, privation des subventions sur le papier. En plus des restrictions qui nous étaient imposées à l’étape de la distribution. La drogue pouvait circuler mais pas Al Mawkef ! » s’exclame-t-il.
Le second documentaire de l’Instance est consacré à la période des vingt-trois années de pouvoir du président Ben Ali. Une période où, selon ce film, le ministre conseiller Abdelwahab Abdallah a régné en architecte et maître absolu de la propagande et de la désinformation. L’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) est inaugurée en 1990 pour « renforcer la présence dans les médias étrangers de la Tunisie et de sa politique nationale dans tous les domaines », selon la loi portant création de l’Agence. Une structure d’une grande opacité placée sous la tutelle directe du palais de Carthage et de son propagandiste en chef.
Propagande, mensonges et corruption
Des journaux comme Koll Ennass, Essarih, les Annonces, Al Hadath, diffusent alors, contre monnaie sonnante et trébuchante, des articles prêts à publier, rédigés par des journalistes mercenaires, pigistes de l’ATCE. Certains articles diffamatoires visent les militants des droits de l’homme qui dénoncent les exactions du régime. Selon le documentaire, des agences de communication comme Image 7, en France, et des publications étrangères, françaises, libanaises et égyptiennes ont également bénéficié des largesses de l’ATCE.
Plusieurs millions de dinars tunisiens seraient ainsi allés nourrir les communicants patentés de Ben Ali et de son épouse. Le film indique que plusieurs de ces personnages, que le régime payait pour défendre ses « acquis et réalisations », continuent à sévir dans les médias et sur la scène politique actuelle. Comme Borhen Bsaies. En contrepartie de son métier de propagandiste du régime, celui-ci bénéficiait par exemple d’un emploi fictif de directeur au sein de la Société tunisienne d'entreprises de télécommunication (Sotetel).
Deux catégories de journalistes délateurs
Pour avoir défendu corps et âme le droit à l’indépendance des journalistes, Lotfi Hajji a été limogé de son poste à la revue Hakaek (Réalités) et connu plusieurs allers-retours à la case prison. Dans son audition par l’IVD, il explique le modus operandi des autorités et notamment la machine du mouchardage : « Les journalistes délateurs étaient de deux types. Des policiers déguisés en journalistes infiltrés dans les médias et des journalistes professionnels collabos du régime. Je connais des pépites à ce propos. Notamment cette histoire vraie du directeur d’un journal gouvernemental qui reçoit un fax d’Abdelwahab Abdallah le réprimandant pour un papier qui va paraître dans l’édition du lendemain. Eberlué, le directeur découvre que l’espion n’est autre que son propre rédacteur en chef ! » Et Lotfi Hajji d’ajouter : « Ce système du mouchardage organisé se ramifie sous Ben Ali et étend ses tentacules dans toutes les entreprises de presse. Je me souviens d’un journaliste qui était venu se plaindre auprès de l’Association des journalistes tunisiens, au début des années 2000, pour avoir subi une mise à pied de trois jours. La sanction lui a été infligée par son chef hiérarchique pour un article censuré par ce même chef : « Et s’il avait quand même paru ? », a[vait] argumenté celui-ci pour justifier sa décision. »
Lotfi Hajji raconte encore le putsch contre le Syndicat des journalistes tunisiens et les campagnes de diffamation contre ses membres fondateurs. Malgré une reconnaissance internationale, ceux-ci sont persécutés, diffamés et interdits de réunion. Et il conclut : « La parole libérée, nous la devons à cet événement majeur de notre histoire, la Révolution [de 2011], et aussi à ce cher Mark Zuckerberg, créateur de Facebook, qui a contribué par son génie à mettre fin à toutes les formes de censure qui enchaînaient les médias tunisiens. »