En 2015, lorsque les juges de la Haute cour régionale de Stuttgart, au sud de l’Allemagne, ont condamné deux dirigeants d’un groupe armé rwandais, leur jugement a représenté un moment clé pour l’équipe de la ZBKV, l’unité spécialisée de la police fédérale d’Allemagne chargée d’enquêter sur les crimes internationaux. Ces Rwandais, Ignace Murwanashyaka et Straton Musoni, étaient des dirigeants du mouvement armé des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), accusées d’avoir commis viols de masse, meurtres et autres crimes graves dans l’Est du Congo, pendant de nombreuses années.
Murwanashyaka fut condamné à 13 ans de prison sur quatre chefs d’accusation de complicité de crimes de guerre et pour avoir dirigé une organisation terroriste. Musoni fut aussi reconnu coupable d’avoir dirigé une organisation terroriste mais il fut acquitté de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Le Rwanda et le Congo, terrains d’entraînement
En décembre dernier, la Cour fédérale de justice a en partie annulé ce verdict. Elle a exprimé des doutes sur la condamnation pour crimes de guerre de Murwanashyaka et a ordonné un nouveau procès. Pour la ZBKV, ce jugement est un revers, ce dossier étant considéré comme l’une de ses plus importantes affaires. C’était le premier procès tenu en Allemagne sur la base du Code sur les crimes contre le droit international, qui autorise les juridictions nationales à poursuivre des crimes selon le principe de la compétence universelle. Et c’était le plus long procès de l’histoire de cette cour du sud de l’Allemagne.
Klaus Zorn, patron de la ZBKV, se souvient des défis rencontrés par les enquêteurs allemands partis à Goma, dans l’Est du Congo, pour interroger victimes et témoins des crimes des FDLR. « Une équipe entièrement composée de femmes a dû traverser chaque jour la frontière depuis le Rwanda pour rencontrer des victimes de viols vivant dans les provinces rurales du Kivu, au Congo », écrit-il dans un article publié en 2017. L’équipe bénéficiait de la protection de la mission de l’Onu et était escortée dans sa traversée de Goma, mais sous la menace constante des combattants et partisans des FDLR.
C’est dans ces conditions que les enquêteurs de la ZBKV ont construit le dossier contre Murwanashyaka, président des FDLR, et son adjoint Musoni, qui tous deux habitaient en Allemagne à l’époque. Ils ont également enquêté sur quinze partisans des FDLR de rang inférieur résidant dans le pays. A Frankfort, ils ont engagé des poursuites contre un ancien maire rwandais, Onesphore Rwabukombe. Le Rwanda et la République démocratique du Congo (RDC) sont ainsi devenus des pays-cibles depuis 2009, explique Zorn.
Une compétence large, sous le contrôle du procureur
ZBKV est l’acronyme allemand de l’Unité centrale de lutte contre les crimes de guerre et autres infractions du Code sur les crimes contre le droit international. L’unité a été créée en 2003 à l’intérieur du Bureau de la police criminelle fédérale. En 2017, elle comptait 17 employés. En août dernier, la ZBKV a été transformée en unité indépendante au sein de la Police criminelle fédérale, afin qu’elle puisse traiter d’un nombre d’affaires toujours croissant. Entre 2013 et 2015, le nombres de pistes d’enquêtes a augmenté de 8500 %, selon les archives officielles du parlement.
Au cours des dernières années, elle est devenue une institution de pointe en Europe sur les poursuites nationales en matière de crimes graves, selon Maria Elena Vignoli, chercheuse à Human Rights Watch (HRW). Sur le conflit syrien, par exemple, les unités allemande et suédoise sont les seules à avoir conduit à des procès. « L’Allemagne est l’un des rares pays où la loi autorise une compétence universelle pure », explique Vignoli. Techniquement, les autorités allemandes peuvent poursuivre des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis dans n’importe quel pays au monde. La loi n’exige pas qu’il y ait un lien avec l’Allemagne. « La loi », souligne Vignoli, « donne cependant un pouvoir large et discrétionnaire au procureur. » Cette disposition a été introduite pour éviter une surcharge d’affaires sans lien avec l’Allemagne, mais elle a été critiquée par des experts allemands en droit pénal international, comme Gerhard Werle et Wolfgang Kaleck, car elle ne permet pas aux victimes de contester une décision de ne pas se saisir d’une affaire.
La Syrie en point de mire
En phase d’enquête, la ZBKV agit comme le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale à La Haye. Elle épluche les sources d’information libres comme les blogs, les médias et les rapports d’ONG, et peut décider de l’ouverture d’une « Strukturermittlungsverfahren », une enquête de nature structurelle ou de contexte. A ce stade, aucun suspect n’a été identifié.
Autre source importante : les tuyaux recueillis auprès des services d’immigration. « Les autorités allemandes ont établi des collaborations efficaces que d’autres pays n’ont pas », analyse Vignoli qui a comparé les unités pour les crimes de guerre allemande et suédoise dans un rapport pour HRW, en 2017. Les services d’immigration, par exemple, ont inauguré des directives et lignes de questions pour leurs agents qui suivent des catégories strictes. Pendant un entretien, on demande à tous les demandeurs d’asile venus de Syrie ou d’Irak s’ils ont été victimes, témoins ou auteurs de graves crimes et s’ils connaissent des auteurs de tels crimes. La ZBKV travaille aussi étroitement avec les agents de liaison des autorités régionales de la Sécurité d’Etat, pour prendre contact avec des victimes ou des témoins, par exemple.
A la suite de l’afflux de migrants en 2015 et 2016, la ZBKV s’est retrouvée noyée de renseignements sur de possibles crimes de guerre ou crimes contre l’humanité. Entre 2015 et 2017, elle en a reçu plus de 4000. (En 2015, les services d’immigration ont fait suivre plus de 1500 renseignements liés à des crimes graves commis en Syrie, et près de 800 en 2016.) Ces informations sont communiquées selon un classement à cinq niveaux. La catégorie 1 se réfère à des informations communiquées par des demandeurs d’asile qui fournissent des éléments concrets sur des crimes de guerre qui auraient été perpétrés par des suspects vivant en Allemagne ou en Europe. Ces informations ont un statut prioritaire. La catégorie 5 est celle dont le niveau de priorité est le plus faible ; ce sont des informations à caractère général sur la commission de crimes graves.
Cible de haut niveau
Selon le rapport annuel sur la compétence universelle publié par les organisations des droits de l’homme TRIAL International, FIDH, ECCHR, REDRESS et FIBGAR, l’Allemagne a achevé au moins quatre procès suivant le principe de cette compétence. En septembre, le chef d’une milice à Alep, Ibrahim al F., a été condamné à la prison à vie pour tortures, crimes de guerre et divers autres actes. En 2017, un tribunal à Berlin a condamné un soldat gouvernemental irakien, Rami K., pour crimes de guerre, prononçant une peine de vingt mois avec sursis. En Irak, K avait posé devant des têtes tranchées, avant d’aller chercher refuge en Allemagne. Cette même année, le milicien Suliman al S. a écopé de trois ans et demi de prison pour l’enlèvement d’un ressortissant canadien des Nations unies, en Syrie. Son procès en appel s’est ouvert le 14 décembre.
De nombreuses affaires sont sous enquête ou en phase préliminaire. La plupart traitent de crimes commis en Syrie. L’acte d’accusation le plus récent, rendu public le 28 décembre, a trait à une citoyenne allemande, Jennifer W., accusée d’être allée en Irak où elle aurait maintenu une fillette de 5 ans en état d’esclavage avant de la laisser mourir de soif.
L’un des actes les plus importants à ce jour a été le mandat d’arrêt lancé, en juin, par la Cour fédérale de justice contre Jamil Hassan, chef des services de renseignements de l’armée de l’air syrienne. Hassan est l’un des membres les plus hauts placés du régime syrien à faire l’objet d’enquêtes pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. « L’Allemagne montre qu’elle est prête à s’engager dans des enquêtes et des poursuites significatives pour des violations graves des droits de l’homme », affirme Wolfgang Kaleck, fondateur du Centre européen pour les droits de l’homme et les droits constitutionnels (ECCHR), au nom de qui la plainte pénale a été déposée, aux côtés de militants et d’avocats syriens. « Les autorités judiciaires d’autres pays devraient suivre les traces de la justice allemande », dit-il. Et c’est ce qu’elles ont fait : en novembre, la France a délivré trois mandats d’arrêt contre de hauts responsables syriens, dont Hassan.