Dans la grande salle d’un hôtel de Senegambia, un quartier pour classes moyennes à Kololi, à environ 25 minutes de Banjul, capitale de la Gambie, un auditoire compact écoute témoins et victimes de la dictature sous l’ancien président Yahya Jammeh.
L’ancien homme fort de la Gambie a su éviter l’examen minutieux des médias au cours de son règne de vingt-deux ans, mais le détail de sa prise de pouvoir et de la hantise qu’il inspirait apparaît maintenant en pleine lumière. Le 7 janvier, la Commission vérité, réconciliation et réparations (CVRR) – créée pour enquêter sur les violations des droits de l’homme sous le régime de Jammeh, après que celui-ci eut perdu les élections et quitté le pays, il y a exactement deux ans – a commencé à entendre le récit souvent empreint d’émotion des témoins.
« Nous ne toucherions même pas une mouche, c’est pourquoi personne n’est mort pendant le coup », aimait souvent dire Jammeh, en référence au coup d’état militaire qui l’avait porté au pouvoir, le 22 juillet 1994. Les révélations devant la CVRR offrent cependant une histoire différente.
Les douloureux souvenirs du major Gomez
Sheriff Gomez, major dans l’armée gambienne jusqu’en 1996, fond en larmes, la tête penchée sur la table devant lui. « Souhaitez-vous faire une pause », lui demande le conseil principal adjoint de la Commission, Horeja Bala Gaye. Gomez vient de raconter comment, après une longue détention, il avait besoin de quitter son lit, chez lui, et de dormir par terre. Incarcéré 27 mois sans la moindre comparution devant un tribunal, il avait dû dormir sur une planche en bois dans la célèbre prison Mile 2. « Après ma libération, j’ai longtemps dû dormir sur le flanc droit et sur le côté droit du lit », ajoute-t-il, les larmes aux yeux.
Son crime : ne pas avoir soutenu le coup d’état. Gomez avait de hautes fonctions administratives dans l’armée, détenant les clés du dépôt d’armes national. Cette position suscitait l’intérêt de Jammeh et ses associés ; mais elle le transforma en ennemi lorsqu’il montra son désaccord avec le coup d’état militaire. Il raconte maintenant ce qu’il a dû endurer de la part de camarades officiers qu’il avait auparavant commandés.
Le jour du putsch, en arrivant à son bureau, Gomez est arrêté et enfermé dans une cellule à la caserne de Yundum, un campement situé à 45 minutes de Banjul. Tandis qu’il explique comment les soldats lui prirent les clés de l’arsenal, la salle se fait silencieuse et Gomez est à nouveau submergé par l’émotion. « Edward [Singhateh] m’a tiré dessus avec un pistolet 9 mm, en faisant exprès de me rater. Puis il m’a dit : la prochaine fois, je ne louperai pas », raconte Gomez après un long silence. Edward Singhateh, ancien vice-président de la Commission de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, fut l’un des chefs du coup d’état.
Au pont de Denton, un 22 juillet 1994
En juillet 1994, Yahya Jammeh est un lieutenant de 29 ans. Au cours des 22 années suivantes, il sera aussi vénéré que craint. Ayant décrété la Gambie comme un Etat islamique, il devient une sorte de personnage culte, se déplaçant avec son chapelet et le Coran. Mais sa vie avant le putsch demeure un mystère pour la plupart des Gambiens. Selon les trois premiers témoins entendus par la CVRR, qui ont tous commandé ou interagi avec Jammeh, celui-ci avait des problèmes de comportement. « Yahya a été un problème dès le début pour la Gambie », affirme le premier témoin, Ebrima Chongan.
Chongan a formé Jammeh lorsqu’il était un gendarme. La gendarmerie fut ensuite démantelée ; certains de ses membres rejoignirent la police, d’autres l’armée. Jammeh fut envoyé à l’armée. Chongan raconte que Jammeh avait eu d’emblée des difficultés à respecter les ordres. Il se souvient lui avoir évité une sanction après qu’il se soit battu avec un civil alors qu’il était gendarme, rattaché à la sécurité présidentielle. En tant que commandant de la branche armée de la police gambienne, appelée Groupe de soutien tactique, Chongan s’opposa farouchement au coup d’état. Lorsqu’il eut vent de l’action engagée par les soldats, il déploya la police armée sur le pont de Denton, qui traverse une petite rivière dans la périphérie de Banjul. « Je leur ai dit de tirer à vue sur tout militaire qui tenterait de traverser le pont », raconte-t-il devant la Commission. Mais la police ne tira pas sur Jammeh et ses hommes.
Le troisième témoin, l’ancien major Amadou Suwareh, commandait l’équipe déployée sur le pont. Suivant les instructions qu’il avait reçues, Suwareh avait préparé une embuscade entre le pont et la capitale, un trajet de 6,2 kilomètres. « Ils étaient armés jusqu’aux dents, avec des grenades, des canons antiaériens et de lourdes mitrailleuses. Nous n’avions que des AK47 [fusils mitrailleurs Kalashnikoff]. Nous ne pouv[i]ons pas les arrêter », témoigne Suwareh. Bien que n’approuvant pas le coup d’état, sa décision de s’y joindre fut dictée par sa conscience, dit-il. Selon lui, les dirigeants du putsch, y compris Jammeh, étaient sous l’influence de l’alcool, prêts à tuer quiconque se mettrait sur leur chemin. Il se rangea finalement de leur côté et les aida à démanteler les pièges qu’il avait lui-même posés. « Il y aurait eu un bain de sang”, explique-t-il.
Tortures et simulacre d’exécutions
Contrairement à Suwareh, Chongan refusa de se rendre jusqu’au moment où il fut débordé. Dès le putsch accompli, il fut parmi les premiers 29 officiers supérieurs à être tenus au secret par la junte pendant plus de 45 jours. En compagnie du chef de la police, Pa Sallah Jagne, il fut emmené à la prison de Mile 2, où il retrouvera Gomez et des dizaines d’autres personnes, des civils comme des membres de forces de sécurité. Premières victimes de Jammeh, Gomez et Chongan racontent les tortures subies et un simulacre d’exécution, en septembre 1994. « Ils ont sorti certains de nos collègues. Au bout de quelques minutes, nous les avons entendus pleurer. Et après plusieurs autres minutes, on a entendu des rafales de mitraillette… On croyait qu’on les tuait », relate Gomez.
La Commission vérité tient ses audiences en suivant un ordre chronologique. Dans cette première phase, elle étudie la chaîne d’événements ayant conduit au coup d’état de 1994. Le conseil principal de la Commission, Essa Faal, a annoncé avoir dressé une liste de 27 témoins à ce sujet. Le quatrième témoin a commencé à déposer le 14 janvier.