A quelques mois du 25e anniversaire du génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda, entre avril et juillet 1994, les actions judiciaires semblent se multiplier.
Deux nouveaux procès se profilent ainsi en Belgique. Le 6 décembre 2018, la Chambre des mises en accusation à Bruxelles a prononcé le renvoi aux assises de cinq personnes d’origine rwandaise, poursuivies dans deux dossiers séparés. Ils sont poursuivis pour génocide et crimes de guerre. Une première, car dans les quatre premières affaires jugées en Belgique en rapport avec le Rwanda, la Cour d’assises n’avait été saisie que de crimes de guerre. Les cinq individus peuvent encore se pourvoir en cassation.
Les dossiers belges
Dans le premier de deux nouveaux dossiers, figure notamment un ancien haut responsable économique, Fabien Neretse. Né en 1957, ancien patron de la filière café au Rwanda, Neretse, originaire de l’ancienne préfecture de Ruhengeri (nord), s’est établi à Angoulême, dans l’ouest de la France, après le génocide. Bien intégré, il a même fait une série de propositions à la ville pour lutter contre la délinquance juvénile.
Mais celui dont les voisins louent alors l’engagement social est recherché par son pays d’origine et par la Belgique. Un petit matin de juin 2011, il est arrêté à son domicile. Deux mois plus tard, il est livré à la justice belge, qui le poursuit notamment pour le meurtre, en avril 1994, d’une famille belgo-rwandaise. La Belge Claire Beckers, son mari rwandais Isaïe Bucyana et leur fille Katia ont été tués dans les premiers jours du génocide. Neretse est accusé de les avoir dénoncés et fait arrêter à un barrage routier alors qu’ils tentaient d’aller chercher refuge auprès de la Mission de l’Onu à Kigali, la capitale rwandaise.
Neretse était également recherché par le Rwanda. Selon l’acte d’accusation rwandais de 2007, il est accusé d’avoir distribué des armes aux miliciens Interahamwe, de leur avoir fourni argent et moyens de transport pour leurs attaques meurtrières contre les Tutsis.
Le plus connu dans le deuxième dossier est Mathias Bushishi, ancien procureur de la République à Butare, au sud du Rwanda. Né en 1940, Bushishi est notamment accusé d’avoir participé, le 31 mai 1994, à Butare, à un conseil de sécurité restreint qui devait planifier l’extermination des Tutsis dans sa juridiction. Dans la préfecture de Butare, où les mariages mixtes entre Hutus et Tutsis étaient plus répandus qu’ailleurs dans le pays, le génocide a commencé avec un retard de plusieurs jours par rapport aux autres régions.
Mathias Bushishi a été arrêté à Bruxelles le 18 avril 2011 et détenu à la prison de Forest jusqu’au 17 février 2012, date à laquelle il a été libéré sous caution avec obligation de suivi judiciaire.
Le cas Ntuyahaga
Le 21 décembre, un autre geste des autorités belges a fait la une des médias à Kigali et à Bruxelles. Le major rwandais Bernard Ntuyahaga est alors expulsé vers le Rwanda. Ntuyahaga a été condamné à 20 ans de prison, en juillet 2007, pour sa responsabilité dans l’assassinat de dix para-commandos belges à Kigali, le 7 avril 1994. Ces militaires étaient en charge de la sécurité du Premier ministre rwandais de l’époque, Agathe Uwilingiyimana. Le jury belge a conclu que l’officier avait fait arrêter les soldats belges et les avait conduits au « Camp Kigali » où ils avaient été massacrés par des éléments de l’armée régulière. Agathe Uwilingiyimana a également été assassinée, mais le major a été acquitté de ce fait.
Ce que l’ex-officier, aujourd’hui âgé de 67 ans, craignait le plus après sa remise en liberté en juin dernier, était le rapatriement au Rwanda. C’est pourtant ce qui lui est arrivé, après l’épuisement de tous les recours par ses avocats. L’affaire a même été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière a rejeté la demande, après que le gouvernement rwandais eut donné des garanties écrites qu’il veillerait au respect des droits et libertés de Ntuyahaga. L’homme se trouvait, jusqu’à son expulsion, en centre fermé. « Si l’intéressé devait répondre d’autres faits dans son pays, il serait soumis, comme tout citoyen rwandais, à une procédure équitable garantie par les lois nationales. Tel fut le cas d’autres génocidaires extradés de différents pays vers le Rwanda », a assuré la porte-parole de l’Office belge des étrangers, Dominique Ernould.
Le major Ntuyahaga se trouve désormais au « camp » de Mutobo, où il doit passer trois mois à suivre des enseignements portant notamment sur « l’Histoire du Rwanda et la genèse du génocide contre les Tutsis ». Avec lui, se trouvent des centaines d’anciens combattants des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), rapatriés de force de la République démocratique du Congo (RDC).
Le Danemark extrade
Ntuyahaga n’est pas le seul Rwandais à avoir été extradé le mois dernier. Wenceslas Twagirayezu a été renvoyé par le Danemark le 11 décembre pour être jugé par un tribunal rwandais. Twagirayezu, arrivé au Danemark en 2001, est accusé par la justice rwandaise de génocide, d’extermination et de meurtre en tant que crime contre l’humanité. Le procureur soutient que cet ancien instituteur était également chef de milice dans le district de Rubavu, dans l’ancienne préfecture de Gisenyi. Il aurait ainsi, selon l’accusation, dirigé des attaques contre les Tutsis, en plusieurs endroits de la région, notamment à l’église paroissiale de Busasamana, où au moins un millier de Tutsis qui y avaient cherché refuge ont été tués. Aujourd’hui âgé de 50 ans, il est le deuxième Rwandais à être extradé du Danemark, après Emmanuel Mbarushimana, renvoyé à Kigali en 2014 et condamné à la perpétuité trois ans plus tard.
La Belgique, ancienne puissance coloniale au Rwanda, a souvent été accusée d’avoir semé les graines de la haine ethnique et du racisme qui ont culminé au cours du génocide de 1994. Les accusations portées contre la France sont plus graves. Le 5 avril 2014, dans un entretien à Jeune Afrique, le président rwandais Paul Kagame a ainsi accusé la France d’avoir joué un « rôle direct dans la préparation du génocide » et d’avoir participé « à son exécution même ».
Deux procès en vue en France
Depuis 1994, la justice française a organisé deux procès contre des Rwandais soupçonnés d’avoir participé au génocide. Le 24 décembre, un juge d’instruction a ordonné le renvoi aux assises de l’ancien préfet de Gikongoro (sud du Rwanda), Laurent Bucyibaruta. Cette décision est susceptible d’appel. Selon l’ordonnance, l’ancien responsable administratif, né en 1944, s’est « rendu complice d’une pratique massive et systématique d’exécutions sommaires » dans sa préfecture. Le magistrat français a, en revanche, rendu un non-lieu partiel sur l’assassinat d’un gendarme et de trois prêtres, ainsi que sur des viols. Réfugié en France depuis 1997, Bucyibaruta, a également fait l’objet d’une mise en accusation par le Tribunal pénal international (TPIR), qui a fermé ses portes fin 2015. Le TPIR avait délégué à la justice française le dossier de l’ancien préfet ainsi que celui de l’abbé Wenceslas Munyeshyaka, autre résident rwandais en France faisant l’objet d’accusations pour son rôle pendant le génocide. Le non-lieu contre celui-ci a été confirmé en juin 2018. Le TPIR et le gouvernement rwandais se sont plaints de la lenteur dans la procédure française.
Un autre procès est attendu en France, celui du médecin Sosthène Munyemana, qui exerce depuis dix-sept ans comme urgentiste dans un hôpital de Villeneuve-sur-Lot, dans le sud-ouest de la France. Selon l’ordonnance, le médecin, aujourd’hui âgé de 63 ans, aurait « volontairement soutenu le gouvernement intérimaire en signant une motion de soutien le 16 avril 1994, soit 10 jours après le début du génocide ». Il se serait par ailleurs « engagé localement au sein du comité de crise de Tumba le 17 avril 1994 adoptant la rhétorique en cours de « l’insécurité » et contribuant à mettre en œuvre les instruments du génocide que sont les barrières et les rondes ». Enfin, il aurait pris « la responsabilité de détenir la clé du bureau de secteur, principal bâtiment administratif local, pour y enfermer des Tutsis qui disparaîtront après leur transfert vers la brigade de gendarmerie de Butare ». Ses avocats ont entamé une procédure d’appel.
ABANDON DU DOSSIER DE L'ATTENTAT
Après une vingtaine d’années d’enquêtes, la justice française a rendu, le 21 décembre, une ordonnance de non- lieu dans l'enquête sur l'attentat contre le président rwandais Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. Les juges d’instruction ont ainsi suivi les réquisitions du vice-procureur Nicolas Renucci, qui avait demandé l’abandon des poursuites engagées dans ce dossier contre des membres de l’entourage de l'actuel président rwandais Paul Kagame. Selon l’ordonnance, rien ne permet d’attribuer à l’ancienne rébellion du Front patriotique rwandais (FPR), que dirigeait Paul Kagame, la responsabilité de cet attentat, considéré comme l’élément déclencheur du génocide des Tutsis.
« Force est de constater que les charges retenues à l’encontre des mis en examen ne justifient pas une mise en accusation devant la Cour d’assises et que le doute doit profiter à ces derniers », avait conclu le procureur dans son réquisitoire, le 10 octobre dernier.
Pomme de discorde diplomatique
L’attentat du 6 avril 1994 a coûté la vie, notamment, aux chefs d’Etat rwandais et burundais, ainsi qu’aux trois Français membres de l’équipage de l’avion présidentiel. Une première enquête française, conduite par le juge Bruguière, avait mené, en 2006, à des mandats d'arrêt contre neuf proches du président Kagame. Le dossier avait été par la suite repris par les juges d’instruction Marc Trévidic et Nathalie Poux, dont les enquêtes s’étaient orientées dans des directions semblant contredire celles de Bruguière.
« Les investigations exhaustives réalisées pendant une vingtaine d’années ont permis d’explorer de nombreuses pistes, de mettre à jour de véritables manipulations et de recueillir de nombreux témoignages, éclairant souvent de manière contradictoire les événements ayant touché le Rwanda en 1994 », a finalement souligné le vice-procureur. « Les derniers témoignages accusant des responsables du FPR, recueillis en toute fin d’information judiciaire, ne sauraient davantage emporter la conviction, d’une part car ils apparaissent particulièrement tardifs et d’autre part car ils ne sont là encore étayés par aucun élément matériel. »
Le dossier judiciaire de l’attentat a été au cœur des relations diplomatiques parfois très orageuses entre le Rwanda et la France. Le non- lieu aura donc nécessairement un effet de pacification politique entre les deux pays. Les parties civiles n’ont d’ailleurs pas manqué de le déplorer. « Il faut interpréter cette décision des juges français comme une forme de résignation face à un contexte politique contre lequel le ministère public n'a pas su lutter. Les autorités rwandaises n'ont jamais cherché à apporter leur concours à la manifestation de la vérité », a réagi auprès de l'AFP Philippe Meilhac, avocat de la veuve de l'ex-président Habyarimana. L’avocat français avait dénoncé une démarche « politique » dès le dépôt des réquisitions du procureur. Tout comme les défenseurs des accusés ont toujours dénoncé une entreprise politique orchestrée par les autorités françaises. Tout n’est pas encore soldé : les parties civiles ont annoncé qu’elles feraient appel de l’ordonnance de non- lieu. Mais le mystère sur les auteurs de l’attentat ne sera sans doute jamais éclairci par la justice française.