JUSTICEINFO.NET : Le nouvel accord de paix – le quatorzième en douze ans – passe sous silence l’existence même de la Cour pénale spéciale (CPS) et élude les poursuites pénales. Qu’est-ce que cela signifie ?
IGOR ACKO : Ce silence est, du point de vue de la population, dirigé contre elle. Il fallait ménager les groupes armés quand, par ailleurs, en parcourant l’accord, on ne voit pas trop ce qu’il donne aux rebelles alors que l’on sait qu’ils sont forts sur le terrain. Dans son préambule, l’accord reconnaît que l’impunité a entretenu le cycle des violences, pour apaiser la population. Mais l’accord ne va pas jusqu’au bout. Ce sont juste des phrases.
Comment interpréter l’absence, ce week-end, du ministre de la Justice à la cérémonie de lancement d’une grande tournée théâtrale sur la CPS, malgré sa présence annoncée ?
Je crois que, pour le moment, le gouvernement n’a pas intérêt à poursuivre les groupes rebelles. Quand on lit l’accord de Khartoum, on se rend compte, sur la question des arrangements sécuritaires transitoires, que cela s’étend sur une période de deux ans, jusqu’aux prochaines élections. En concluant cet accord, le gouvernement pense aux échéances électorales, dans l’idée de se maintenir au pouvoir. Il sait qu’il faut ménager les groupes rebelles jusqu’à cette échéance-là. Le gouvernement joue à l’équilibrisme et cherche à satisfaire les rebelles pour pouvoir avancer dans la gouvernance du pays. Son calcul est d’espérer un gain sécuritaire pour la prochaine campagne présidentielle. Mais là encore, ce n’est pas évident : on ne voit pas ce que l’on donne aux rebelles en contrepartie.
Je crois que la justice, pour eux, ça peut attendre. Peut-être que la CPS va s’occuper des violences entre civils, en attendant que l’on puisse poursuivre les membres des groupes armés.
Est-ce vraiment possible de soutenir à la fois la CPS et les accords de paix ?
Non, c’est assez contradictoire. Mais cette contradiction remonte au moins à 2015. Si l’accord de Khartoum n’est pas populaire auprès des citoyens centrafricains, la principale cause en est qu’on n’a pas résolu le problème de la rébellion pendant la transition. On a fait la transition, on a fait les élections, avec les rebelles. Dans d’autres pays – on peut prendre l’exemple de la République démocratique du Congo, avec ses quatre vice-présidents nommés en 2005 –, on a conclu un arrangement politique pour mettre fin au problème de rébellion. En Centrafrique, au Forum de Bangui [en 2015], on a fait participer la population et il en est sorti ce que les participants ont appelé le « pacte républicain », intégré dans la Constitution. Sans jamais traiter le problème des groupes armés, les nouvelles bases de la société ont été posées. Or, l’accord de Khartoum va à l’encontre de ce pacte avec, par exemple, la participation des groupes armés au gouvernement, considérée comme une rétribution de la violence. C’est très impopulaire.
Après cet accord, la RCA ne dispose-t-elle pas, avec une commission vérité, un programme de démobilisation et réinsertion des combattants, un tribunal mixte, le recours possible à la Cour pénale internationale, de tous les outils de la justice transitionnelle ?
Oui, mais quelles sont les conditions de leur mise en œuvre ? Les rebelles vont-ils déposer les armes et se présenter à la justice ? Je ne crois pas. L’accord mentionne la possibilité d’une grâce présidentielle. Là aussi, c’est un outil qui peut permettre de naviguer vis-à-vis de certains leaders influents, par rapport à des calculs électoraux ou autres. Dans le cadre de l’accord, tant que les mesures de sécurité transitoires seront mises en œuvre – notamment la formation des groupes armés pour constituer des patrouilles mixtes avec les forces armées centrafricaines – il ne pourra pas y avoir de justice pour les chefs. On a négocié une paix à l’avantage du gouvernement et non à l’avantage de la justice que réclame le peuple.
Faut-il s’attendre à une réaction de la population ou de la société civile ?
Comme l’accord a réitéré les principes de lutte contre l’impunité, même en restant flou, cela ne permet pas à la société civile d’engager une action. S’ils avaient dit « on va arrêter la CPS pour deux ans », ils auraient pu organiser la riposte. C’est un accord très malin.
En 2018, il y a eu du mouvement sur le front de la justice en RCA : les tribunaux nationaux ont mené plusieurs procès, deux anciens anti-Balaka ont été arrêtés par la CPI et la CPS a annoncé l’ouverture de ses enquêtes. Qu’en pensent les Centrafricains, selon vous ?
La population a beaucoup apprécié les audiences criminelles [devant les tribunaux ordinaires]. Les gens ont apprécié qu’il y ait eu des procès des deux côtés, de gens comme Andjilo [Rodrigue Ngaïbona, alias général Andjilo, ancien chef anti-balaka, condamné le 22 janvier 2018 aux travaux forcés à perpétuité] et de certains ex-Seleka [coalition, au pouvoir en 2013, à laquelle se sont opposés les anti-balaka]. Les choses ont été assez équilibrées. Avec la CPI, les gens sont d’accord pour les arrestations, mais ils demandent que cela soit aussi équilibré qu’avec les sessions criminelles. Pour la CPS, les gens attendent encore de voir les procès pour se faire une opinion positive ou négative. Mais il y a une certitude : les gens attendent vraiment la justice en Centrafrique, ils l’ont dit et répété.
Si la commission vérité, déjà annoncée au Forum de Bangui en 2015 et prévue dans les accords de Sant’Egidio, en 2017, est effectivement mise en œuvre, pourrait-elle fonctionner ?
Je crois que cela peut fonctionner au niveau local. Quand les communautés qui ont connu des tensions vont s’asseoir pour discuter, les gens vont se comprendre, ils vont reprendre leur vie. Mais pour des crimes de masse, je ne crois pas que cela va vraiment fonctionner. Comme on parle de réparations, les gens vont pouvoir peut-être reconstruire les églises, reconstruire les mosquées, essayer d’aider les anciens membres de groupes armés à réintégrer les communautés, cela ne posera pas de problème. Cela a été testé par plusieurs ONGs et cela a fonctionné au niveau local. Mais pas avec les chefs armés. Et il y a des crimes qui seront difficiles à traiter, comme la destruction de villages entiers par des Seleka ou des anti-Balaka.