« Messieurs les magistrats, la famille de Fayçal Baraket, la victime, et les avocats de la partie civile protestent contre ce nouveau report et contre l’absence relevée, encore une fois, des accusés. Ce n’est pas normal. Nous ne pouvons pas continuer sur ce rythme », s’emporte l’avocat Mokhtar Trifi devant la chambre spécialisée du Tribunal de première instance de Nabeul, à 60 km au nord-est de Tunis, capitale de la Tunisie.
Pourtant, Me Trifi, vice-président de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), ancien président de l’Ordre des avocats de Tunisie ainsi que de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), personnalité très respectée dans le pays et à l’étranger, est connu pour sa magnanimité et son indulgence naturelle.
Les raisons de sa colère, ce vendredi 8 février, sont évidentes : le procès sur la mort par torture de Fayçal Baraket, en 1991, vient d’être renvoyé au mois de mars, « à cause de l’absence de la présidente de la cour, actuellement en congé », comme l’a déclaré l’un des magistrats. Cela faisait plus d’une heure que le public attendait dans la salle d’audience. La famille de Fayçal Baraket était venue au complet, la vieille mère et les petits-enfants compris. Les avocats de la défense et une équipe renforcée de l’OMCT avait également fait le déplacement, très tôt, vers cette ville du Cap Bon.
34 accusés, dont l’ancien président Ben Ali
Camille Henry, coordinatrice lobbying et plaidoyer pour l’OMCT, exprime la même déception que Me Trifi : « Nous sommes désormais animés par une forme de crainte et de frustration permanente qui nous pousse, chaque fois, à nous demander à quelle heure les magistrats des chambres spécialisées vont commencer la séance et quelle raison va encore être invoquée pour reporter le procès. Quand entamera-t-on vraiment les procédures judiciaires dans ces affaires de violations graves des droits de l’homme ? Les messages qui nous sont renvoyés avec ce type d’événements ne sont pas rassurants. »
Devant un tribunal qui se vide subitement de ses magistrats, Mokhtar Trifi, qui assure la défense de plusieurs victimes du régime de l’ancien président Ben Ali, semble impuissant. « Il aurait fallu nommer six ou sept magistrats pour les chambres spécialisées et pas seulement cinq. Ce problème s’ajoute aux difficultés de convoquer ou d’amener les prévenus, que nous avons constaté depuis le début des procès instruits par l’Instance vérité et dignité dans le cadre de la justice transitionnelle, en mai dernier », se lamente-t-il.
Le dossier de l’affaire Fayçal Baraket a été transmis au tribunal de Nabeul par l’Instance vérité et dignité (IVD), en avril 2018. La première audience s’est déroulée le 6 juillet. L’affaire a été reportée une première fois au 12 octobre pour cause d’absence des accusés : trente-quatre individus, dont l’ex-président Ben Ali lui-même, d’anciens ministres et plusieurs conseillers présidentiels, ainsi que deux juges, deux médecins légistes, des agents et des cadres du ministère de l’Intérieur. Le second report fut dû au déficit de logistique d’enregistrement du procès, motif invoqué par la famille de Fayçal Baraket et notamment par son frère, Jamel Baraket, qui milite depuis près de trente ans pour que justice soit faite.
Le supplice des deux frères Baraket
Etrangement, Jamel Baraket garde tout son calme devant ce nouveau renvoi de l’affaire. « Je m’y attendais. Aucun verdict des chambres spécialisées ne sera émis avant les prochains scrutins législatif et présidentiel, à la fin de cette année », assure-t-il.
Jamel Baraket est le véritable dépositaire de la mémoire de ce très long, lourd et complexe dossier pour homicide volontaire, torture, séquestration, viol et agression sexuelle, arrestation arbitraire, disparition forcée et falsification de document officiel. Le Comité des Nations unies contre la torture avait lui-même déjà pris une décision en faveur de l’affaire Fayçal Baraket en… 1996.
Les faits remontent à l’année 1991. Fayçal Baraket est arrêté le 8 octobre par des membres de la Brigade de recherche de la garde nationale de Nabeul, dans le cadre d’une large campagne de persécution ciblant les opposants au régime, et notamment les militants du parti islamiste Ennahdha, non reconnu par le pouvoir. Il est âgé de 25 ans et poursuit des études de mathématiques à la Faculté de sciences de Tunis. Huit jours auparavant, le 1er octobre, n’ayant pas trouvé le jeune homme, la Brigade a intercepté son frère Jamel, son cadet de deux ans, apolitique, afin de forcer l’aîné à se rendre. Arrêté à son tour, le militant islamiste est conduit au poste de la Brigade. Selon les déclarations de Jamel Baraket, présent sur les lieux, Fayçal Baraket est torturé dans le bureau d’Abdelfettah Ladib, chef de la Brigade et principal accusé du supplice de l’étudiant islamiste.
« J’ai été torturé par la même équipe que mon frère. Mais avec lui, ils sont allés vers l’excès. D’un bureau administratif, le lieu de travail d’Abdelfettah Ladib est devenu un centre de torture », témoigne Jamel Baraket.
La mort, après six heures de torture
Fayçal Baraket est entièrement déshabillé et ligoté des pieds et des mains. Il est suspendu dans la position dite du « poulet rôti », entre deux chaises. Férocement battu sur l’ensemble du corps, sodomisé à l’aide d’un câble métallique, il est ensuite jeté dans le couloir. Selon des codétenus et témoins oculaires, le jeune homme semble alors agoniser.
« Mon frère a passé près de six heures à la Brigade de recherche de la garde nationale de Nabeul, de 13 heures à 18 heures, où il a subi les pires sévices. Lorsqu’il a été amené aux urgences, peu après 18h, il n’y avait plus rien à faire. Il était déjà décédé », raconte Jamel Baraket.
Le 17 octobre, les autorités annoncent au père de la victime que le corps de son fils a été retrouvé sur le bord de la route, à Menzel Bouzalfa, à proximité de Nabeul, après avoir été percuté par un chauffard anonyme. Le premier rapport des deux médecins légistes est falsifié. La police demande au père de reconnaître le cadavre sans lui permettre de voir le reste du corps. Il constate alors que le visage est largement tuméfié, voire défiguré. L’inhumation a lieu sous haute surveillance policière, trois jours plus tard, au petit cimetière de Menzel Bouzelfa.
Libéré en avril 1992 sans avoir été jugé et après avoir été torturé et séquestré, Jamel Baraket prend en charge l’affaire de son frère et en fait sa propre cause.
Un « accident de voiture »
Le dossier de Fayçal Baraket prend alors une dimension internationale. Amnesty International et l’OMCT le parrainent. En 1992, le Comité contre la torture (CAT) des Nations unies commence à suivre l’affaire de près. Une affaire minutieusement documentée, qui dérange le régime. Celui-ci riposte à travers une armada de conseillers juridiques et la mise en place d’une commission intergouvernementale défendant la thèse de « l’accident de voiture commis par un inconnu ». Dans une décision du 10 novembre 1999, le CAT considère que la Tunisie, qui a ratifié la Convention contre la torture, a violé son obligation de faire procéder à une enquête impartiale sur le cas de Fayçal Baraket.
Après la Révolution de janvier 2011, l’enquête progresse « malgré les tentatives de blocage d’Abdelfettah Ladib, promu chef de la police pour la région de Nabeul », affirme Jamel Baraket. En mars 2013, la dépouille du défunt est exhumée en présence de sa famille, de juges, de médecins légistes tunisiens, du médecin légiste britannique Derrik Pounder et de délégués d’Amnesty International. Ce nouvel examen révèle des éléments médico-légaux supplémentaires attestant des actes de torture.
La justice ordinaire ayant laissé traîner l’affaire et aucun mandat d’amener à l’encontre des quatre agents responsables des sévices (pourtant émis en 2013 par le tribunal de Nabeul) n’ayant été jusqu’ici exécuté, tout l’espoir de la famille Baraket se concentre sur la justice transitionnelle. Le 16 novembre 2016, Jamel Baraket et sa mère témoignent lors des premières auditions publiques de l’IVD. « Nous voulons que les présumés responsables viennent étaler toute la vérité devant la Cour. Il faut que les tortionnaires viennent rendre compte de leurs crimes et non pas se renvoyer la balle comme ils tentent de le faire depuis le début. Comment pardonner et entamer un processus de réconciliation devant un tel débit de déni ? », s’interrogeait, dans un tribunal déjà désert, Fayçal Baraket.