- Ma fille unique ! Tu n'es plus avec moi ! Ils t'ont violée devant moi, ta mère (…), je vais rendre ma propre justice, œil pour œil, dent pour dent ! hurle au micro Bernadette, en essuyant de fausses larmes sur ses joues.
- Mais vous n'allez pas à la CPS, la Cour pénale spéciale ? lui demande Passa, sous l'œil curieux d'une centaine de spectateurs, venus assister à la pièce de théâtre.
La CPS, un tribunal composé de juges nationaux et internationaux, appuyé par l'Onu, est chargé de juger les violations graves du droit international humanitaire commis en République centrafricaine depuis 2003. Mais ce 11 février, les acteurs et les promesses de justice que la pièce relaie auprès de la population n’empêchent pas Jordan, étudiant, de redouter une amnistie pour les chefs de guerre, responsables de nombreuses exactions contre les civils. Car quelques jours plus tôt, le gouvernement et quatorze groupes armés occupant la majeure partie du territoire national ont conclu, à Karthoum (Soudan), un accord de paix qui inspire la méfiance de nombreux Centrafricains : si l'amnistie n'y est pas déclarée, elle n'est pas non plus nommément écartée. Pas un mot n’y figure sur la CPS.
Le refus de l’impunité
« Les victimes ont clairement désigné certains des négociateurs [de l'accord de Karthoum] comme ceux qui ne doivent pas échapper à la justice. On peut se demander si cela sera vraiment le cas, même si l'affirmation du refus de l'impunité fait partie des principes de l'accord », remarque ainsi Jean Arnold de Clermont, président de l'observatoire Pharos, une association de veille sur le pluralisme culturel et religieux.
La lutte contre l'impunité était déjà citée comme une recommandation prioritaire, en 2015, lors du Forum de Bangui, qui avait rassemblé 600 participants, dont des représentants de la société civile, mais en l'absence de plusieurs parties au conflit.
Paroles de citoyens Centrafricains : la Cour pénale spéciale et son action de sensibilisation
Des habitants de Bangui s’expriment au sujet de l’action de la Cour pénale spéciale (CPS) et de ses efforts de communication afin d'en faire comprendre les enjeux. Ces Banguissois commentent également les processus de justice transitionnelle en cours en Centrafrique, surtout en matière d’amnistie.
« Tout ceux qui ont commis des crimes dans ce pays doivent répondre de leurs actes devant la justice », assène Jordan, lorsque le rideau tombe sur la scène de théâtre éphémère, installée sur un terrain de sport du quartier Sica 2, dans la capitale Bangui. « Il y a un certain nombre de crimes qui ont été commis par le passé et on avait fini par accorder de l'amnistie à ces gens-là. Mais, dans le contexte actuel, c'est impossible. Le Forum national de Bangui de 2015 avait « négativé » la question de l'amnistie, donc tout ceux qui ont commis des crimes dans ce pays doivent répondre de leurs actes devant la justice ! » s'exclame Henri, un autre étudiant, alors que les acteurs et quelques assistants remballent les costumes, les décors et les panneaux d'information sur la Cour spéciale, sous la lumière orangée du soleil couchant.
Une situation sécuritaire délicate
Dans les rues de la capitale, depuis la signature de l'accord de Karthoum, rendu public le 8 février, certains tiennent des propos plus radicaux, tel ce jeune qui menace de s'immoler « comme le tunisien » [l’immolation de Mohamed Bouazizi, en Tunisie, avait été l’élément déclencheur du « printemps arabe »], s'il voit des grands chefs de guerre nommés au gouvernement. Il se dit révolté par tant d'impunité et particulièrement de voir que, encore une fois, un gouvernement est contraint par l'accord de paix de s'ouvrir à des rebelles.
Ce féroce besoin de justice ne sera pas satisfait immédiatement par la CPS. Créée par décret en 2015, elle commence tout juste son travail judiciaire, dans un environnement particulièrement délicat : la majorité du territoire est occupée par plus de 16 groupes armés qui s'affrontent entre eux pour le contrôle des ressources (bétail, minerais, péages routiers) et avec les forces de la Mission des Nations-Unies pour la stabilisation de la Centrafrique (Minusca), en sous-effectif et régulièrement critiquée pour son inaction.
« Certaines choses se font sans faire de bruit, les magistrats font leur travail », essaie de rassurer Theophile Momokoama, porte-parole de la CPS, à côté de la scène improvisée où s’est jouée la pièce. A l’issue de celle-ci, il a pris le micro pour répondre aux questions des spectateurs.
« Si je connais quelqu'un qui m'a fait du mal, je sais qui c'est mais il se cache dans un autre quartier, à PK5 [quartier de Bangui], comment on va mettre la main sur lui ? » lui demande un jeune garçon en sango, la langue locale. Théophile Momokoama reste serein : « Cet accord peut avoir des incidences sur le système judiciaire, mais faut-il s’arrêter de rendre justice pour autant ? » répond-il, tout en refusant de commenter « le processus politique en cours ».
Commission vérité : substitut, préalable ou complément ?
« Conformément aux engagements du gouvernement, la justice va continuer à faire son travail, les juridictions nationales, la CPS ainsi que la CPI [Cour pénale internationale, basée à La Haye] poursuivront les responsables des crimes les plus graves. Des mécanismes liés à la réconciliation viendront s'y ajouter mais ne devront pas s'y substituer » déclare Pierre Brunisso, chef de bureau de la Fédération internationale des droits de l’homme à Bangui. Il fait référence à la création annoncée de la Commission vérité, justice, réparations et réconciliation (CVJRR), prévue dans trois mois par le nouvel accord de paix. Le Président de la république a déjà signé, le 9 février, le décret de création d'une commission « inclusive », qui doit précéder la CVJRR et « qui aura pour mission essentielle d'examiner tous les aspects liés à la crise, de qualifier et de proposer toute action susceptible d'être prise en matière de justice », selon l'accord de Karthoum. Cette commission se composera de 8 membres du gouvernement et 5 membres des groupes armés.
« Il est possible que la justice passera après la fin des travaux de cette commission. C'est un compromis honnête vu que les groupes armés sont trop puissants actuellement pour opter d'abord pour la justice et ensuite la paix. C'est le prix à payer pour rétablir la paix », analyse une source qui a travaillé pour plusieurs tribunaux internationaux et qui résume la question de l'amnistie en Centrafrique à un choix entre justice et paix. Pour Wesley, étudiant passé voir la pièce, la réponse à ce fameux dilemme est évidente : « Il ne peut pas y avoir la paix sans la justice. Parce que quand la justice est rendue, il y aura la paix, les gens vont se calmer, je fais la paix parce que la personne a été jugée. » Mathieu, ancien chef d'une entreprise pillée par des rebelles en 2013, semble, lui, avoir défini le compromis idéal : « Je préfère qu'il y ait la paix pour qu'il y ait la libre circulation, et que les gens puissent venir à Bangui déposer leur dossier au niveau de la CPS. » Entre temps, la troupe de théâtre ne chômera pas : elle a prévu soixante-dix dates, dans la capitale et en province, d’ici le mois de juin.