Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Le temps des aveux en Gambie

Premier aveu public de l’auteur d’un crime et visite au siège de l'ancienne Agence nationale des renseignements (NIA) : tels sont les derniers faits marquants à la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC), en Gambie. Avec deux questions délicates : quelles sont les conditions à remplir pour bénéficier de l'amnistie ? Et l'ancienne NIA essaie-t-elle de dissimuler les traces de ses crimes ?

Le temps des aveux en Gambie©TRRC
Le capitaine Baboucar Bah est le premier auteur de crime à avoir avoué les faits devant la Commission vérité. Il a admis avoir torturé Omar A. Jallow, un ancien ministre du gouvernement du PPP en octobre 1994.
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Lorsque le treizième témoin devant la Commission vérité gambienne, Omar Jallow, a comparu devant les neuf commissaires, le 28 janvier, il a non seulement offert un témoignage convaincant mais il a également soulevé une lourde question dans l'esprit des Gambiens : qui a torturé ce politicien chevronné ?

Jallow a déclaré à la Commission qu'un certain Bubacarr Bah, un soldat qu'il a vu à la télévision récemment promu capitaine, l'a torturé en lui brisant l'orbite. Le 12 février, une réponse a été donnée. Le capitaine Bubacarr Bah s’est présenté devant la Commission. Il a confirmé le récit de Jallow.

Jallow, ministre de l'Agriculture sous les présidents Dawda Kairaba Jawara et Adama Barrow, faisait partie des 47 personnes arrêtées par les militaires, en octobre 1995, et détenues à la caserne de Fajara, un camp militaire situé à environ 20 minutes en voiture de la capitale gambienne, Banjul. A l'intérieur de la caserne se trouve l'école militaire des forces armées. Bah, alors sergent, y travaillait comme instructeur.

"Très regrettable"

"Certains d'entre eux [les détenus] ont été mis à part, on leur a demandé de se déshabiller et je me suis approché de OJ [Omar Jallow]. Je l'ai frappé au ventre, il s'est recourbé et j'ai commencé à le frapper avec mes mains," raconte Bah. "J'ai attrapé une matraque et je l'ai frappé impitoyablement sur toutes les parties de son corps – la tête en particulier, les pieds et le corps. Puis il est tombé et je l'ai frappé encore." Au gré de son récit, les larmes viennent à Bah. "Très regrettable," dit-il après quelques secondes de silence.

Bah a torturé ce vétéran de la politique en compagnie d’un ami d'enfance, Almamo Manneh. Manneh et Bah ont étudié dans la même école primaire. Ils vivaient tous deux à Bunyadou, un village de la région de la rive nord de la Gambie. "Almamo Manneh m'a dit qu'il [Omar Jallow] était l'homme clé, et qu'ils s’occupaient à faire venir des mercenaires dans le pays et que les Gambiens [allaient] souffrir ", raconte Bah. Le lieutenant Manneh aurait également été un ami proche du dictateur gambien de l'époque, Yahya Jammeh. Il a ensuite été tué pour avoir prétendument organisé un coup d'État, en janvier 2000.

Bah explique qu'il était jeune et crédule. Et il avait cru son ami. "J'étais réellement très naïf, et je n'ai personne d'autre à blâmer que moi-même. Il était de mon devoir de vérifier les informations qui m'avaient été données. A trois reprises, j'ai été impliqué dans son tabassage", avoue-t-il. "Dans mon esprit, je me sens coupable. Chaque fois que je [vois] OJ à la télévision ou dans les journaux, je me sens très mal. Ce que OJ a dit de moi devant la Commission est vrai." Bah affirme également que ce fut la dernière fois qu'il fut impliqué dans des actes de torture contre qui que ce soit pendant les 22 années de dictature de Jammeh.

Une amnistie pour la torture ?

"J'aimerais poser une dernière question avant de parler de vos brimades, et c'est au sujet de l'amnistie", demande l'avocat principal adjoint de la Commission, Horoja Bala Gaye. "Est-ce quelque chose que vous souhaitez demander à la Commission ?"

"En effet, je veux la solliciter", répond Bah.

Bah est le premier auteur de crime à avoir avoué les faits devant la Commission vérité, réconciliation et réparation depuis le début de ses audiences publiques, le 7 janvier. Le responsable de la communication de la Commission, Essa Jallow, indique à JusticeInfo que personne n'avait jusqu'ici demandé l'amnistie devant la Commission. Il n'est toutefois pas clair pour quels crimes le comité sur l’amnistie de la Commission, chargé d'examiner les demandes, peut définir quelle demande est admissible et laquelle ne l’est pas.

L'humiliation de Mamadou Cham

A la caserne de Fajara, où Omar Jallow a été torturé par Bah et d'autres, un autre ministre de l'ancien gouvernement du Parti populaire progressiste, Mamadou Cham, a été déshabillé et fouetté. Bien que l'homme de 80 ans ne mentionne pas Bah parmi ses tortionnaires, il a été torturé au même endroit et au même moment qu'Omar Jallow. "Mes vêtements étaient trempés de sang", raconte Cham à la Commission. "Je me suis senti humilié et déshonoré. Je me sentais très mal. Ce [traitement] m'a été infligé par des gens dont je pourrais être le père." (Cham a participé aux négociations d'indépendance du pays avec la Grande-Bretagne.)

Parmi les personnes torturées aux côtés de Jallow se trouvait aussi Sainey Faye. Civil accusé de faire partie d'un groupe ayant planifié un coup d'État, il a été arrêté et détenu pendant vingt-trois mois, illégalement, sans passé une seule fois devant un tribunal ou voir un avocat. Faye explique avoir eu la jambe cassée lors de son arrestation et avoir été laissé sans soins pendant plusieurs semaines. Il a soumis à la Commission une liste de vingt-deux collègues détenus décédés et de six autres qui sont actuellement "cloués au lit".

RÉNOVATION SUSPECTE À l'AGENCE D'ESPIONNAGE

La Commission vérité qui enquête sur les violations des droits de l'homme sous l'ancien dictateur Yahya Jammeh s'est rendue, le 15 février, au siège de la célèbre Agence nationale des renseignements (NIA), à Banjul. Aujourd'hui rebaptisé Services de renseignements de l’Etat (SIS), le bureau principal de l'agence a servi de centre de torture sous Jammeh, selon des témoins. Neuf anciens fonctionnaires de l'institution, dont son ancien directeur, sont actuellement jugés pour le meurtre du militant de l'opposition, Solo Sandeng.

La visite de la TRRC a visé deux cellules d'enquête, la clinique du personnel, une salle d'interrogatoire ainsi que la cellule de détention la plus tristement célèbre, appelée "Banba Dinka", qui signifie sanctuaire ou fosse du crocodile, en langue mandingue.

Des dizaines de prisonniers auraient trouvé la mort ou auraient été sévèrement torturés à la NIA. Ironiquement, le complexe partage une clôture avec le ministère de la Justice et se trouve en face de la Cour suprême. "Des atrocités ont été commises ici, des brutalités, d'après ce que les témoins ont dit ", déclare Lamin Sise, président de la Commission vérité, lors de sa rencontre avec le directeur général des SIS, Ousman Sowe.

Falsification de preuves

Depuis la nomination du général Sowe – qui a servi l'institution depuis 24 ans, y compris comme chef des enquêtes – des travaux de rénovation ont été entrepris dans le complexe. Certains soupçonnent que cette rénovation pourrait relever de la falsification de preuves. Sowe le nie. Il montre à la Commission des photos des structures telles qu'elles ont été trouvées, pour permettre à la Commission de les comparer avec les nouvelles. La Commission demande néanmoins l'arrêt de tous les travaux de rénovation. "Nous sommes venus avec un ordre de cessation des travaux pour vous demander de cesser d’altérer certaines installations qui intéressent la TRRC", déclare Essa Faal, avocat principal de la Commission. "A-t-on déjà porté à votre attention que les transformations que vous avez entreprises pourraient avoir un impact sur les enquêtes ?" "Non", répond Sowe.

Sowe explique ne pas rénové Banba Dinka et deux cellules de détention. Toutefois, la commissaire Adelaide Sosseh observe que le sol de Banba Dinka est relativement neuf alors que les murs du bâtiment sont plus anciens, ce qui suggère que le sol a été récemment enduit de ciment. Certains anciens détenus des SIS ont évoqué une cellule souterraine et un appareil d'électrocution mais, selon Sowe, cela n’existe pas.

Le directeur montre à la Commission dix crochets rouges qui ont été enlevés du mur de l'un des bâtiments. Il explique ne pas savoir à quoi ils servaient, mais avoir été mal à l’aise à leur propos. "Je pense qu'il s'agit d'une relique d'abus et de torture", dit-il pour expliquer pourquoi il les a enlevés. "Là où ils étaient, on ne peut que se tenir debout ou s'accroupir. Et si l'on est accroché à cela pendant une longue période de temps, cela devient de la torture", analyse Faal. Tous les officiers supérieurs de la NIA affirment ne pas savoir comment ces crochets ont été utilisés et à quelles fins. Sowe précise qu'un équipement similaire avait été trouvé dans l'une de leurs résidences de sécurité, à Jeshwang, une ville située à environ 15 minutes en voiture de Banjul.