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Andreas Schüller
Directeur du Programme sur les crimes internationaux et sur la responsabilité, au Centre européen des droits constitutionnels et humains (ECCHR)
Au moins 13 procès contre des personnes accusées de crimes commis en Syrie, dans au moins quatre pays européens, au cours des trois dernières années ; des dizaines d'affaires sous enquête ou faisant l’objet d'une plainte pénale, des mandats d'arrêt internationaux contre de hauts dirigeants, d'importants dossiers contre des sociétés privées : Andreas Schüller, du Centre européen des droits constitutionnels et des droits de l'homme (ECCHR), basé à Berlin, analyse ce foisonnement judiciaire, dont l'Allemagne est la locomotive.
JUSTICEINFO.NET : Comment analysez-vous l'effort actuel utilisant la compétence universelle en Europe pour traiter les crimes commis en Syrie ?
ANDREAS SCHÜLLER : Il y a différents facteurs en jeu. Le premier est que la CPI [Cour pénale internationale] n'est pas en mesure d'agir parce que le Conseil de sécurité des Nations unies a bloqué toute tentative visant à lui donner compétence. Ainsi, au niveau international, on ne peut s'attendre qu'à très peu de mouvement, comme le mécanisme IIIM [Mécanisme international, indépendant et impartial, établi par l'Onu pour recueillir des preuves des crimes commis en Syrie]. Il en va de même au niveau national, où le régime Assad est toujours au pouvoir et n'est pas disposé à enquêter et à poursuivre ces crimes.
C'est une situation un peu semblable à celle d'autres conflits dans le passé : une impasse aux niveaux national et international. Ce qui est nouveau et positif, c'est qu'au cours des dernières années, le débat sur la justice et la responsabilité a souvent été soulevé par des acteurs locaux, des victimes, les communautés affectées, des avocats, des militants qui jouent un plus grand rôle dans la formulation de leurs revendications qu'il y a vingt ans.
En ce qui concerne la Syrie, la demande de justice a été formulée très tôt, au moment des attaques contre les manifestants, en 2011, par le régime Assad. Les gens ont commencé à documenter les crimes, il y a eu des formations sur la façon de le faire et de nombreux débats sur la façon d'arriver à ce que chacun rende des comptes. Par conséquent, la documentation est assez solide.
Un autre facteur est que le régime a été en perte de pouvoir. Il y a eu beaucoup de transfuges, beaucoup d'informations sur le régime sont sorties du pays - il n'y a pas eu le resserrement des rangs observé dans d'autres conflits.
Puis, en 2015, de nombreux Syriens sont arrivés en Europe occidentale. Et, avec ISIS, beaucoup de combattants sont venus d'Europe avant d’y revenir. Cela a créé une relation étroite entre les pays d'Europe occidentale et la Syrie, et un vif intérêt pour les questions de justice.
Tout cela a mené aux processus judiciaires qui se déroulent actuellement.
Quels sont les types d'affaires portées devant les tribunaux ? Existe-t-il un profil particulier ou est-ce varié ?
Le tableau est fragmenté, ce qui est normal lorsqu'il s'agit d'affaires relevant de la compétence universelle. La CPI ou une juridiction nationale peuvent adopter une approche plus globale, alors que de nombreux États tiers sont plus limités dans leur sélection des dossiers. C'est ce que nous observons avec la Syrie. D'une part, nous avons des dossiers fondés sur l'opportunité, parce que tel auteur se trouve dans tel ou tel pays. La plupart d'entre eux sont des acteurs non étatiques. Vous avez ainsi des dossiers sur le Front al-Nosra, Etat islamique, al-Sham ou l'armée syrienne libre, différents acteurs non étatiques qui ont participé au conflit et dont des suspects ont été identifiés en Europe. L'Allemagne et la France viennent cependant d’arrêter trois acteurs du régime, soupçonnés de crimes contre l'humanité.
D'une part, nous avons des dossiers fondés sur l'opportunité, parce que tel auteur se trouve dans tel ou tel pays. Ensuite, vous avez une approche plus stratégique avec des mandats d'arrêt suivis de demandes d'extradition.
Ensuite, vous avez une approche plus stratégique, qui a été demandée par des groupes syriens et soutenue par l’ECCHR et d'autres, pour monter des dossiers contre des responsables de haut rang, avec des mandats d'arrêt suivis de demandes d'extradition, comme la semaine dernière par l'Allemagne auprès du Liban, à l’encontre de Jamil Hassan, chef des renseignements des forces aériennes syriennes.
Cela se passe en Allemagne et en France, par le biais d'enquêtes dites structurelles, dans lesquelles toutes sortes de preuves sont réunies. D'autres plaintes globales ont été déposées en Autriche et, maintenant, en Suède.
Cela décrit ce paysage de la compétence universelle avec, d'une part, une approche du "zéro refuge" – vous poursuivez ceux que vous trouvez sur votre territoire – et, d'autre part, ce que Maximo Langer appelle l'approche de "l’exécutant global", une manière plus stratégique de rassembler des preuves en vue d’émettre des mandats d'arrêt contre des auteurs de haut niveau, comme les agents de l’Etat.
Les systèmes judiciaires sont-ils plus opportunistes tandis que les acteurs non judiciaires seraient plus stratégiques ?
Cela dépend. Les considérations politiques jouent aussi souvent un rôle dans les systèmes judiciaires. Aujourd’hui, certaines unités nationales pour crimes de guerre et certains procureurs sont stratégiques ; au fil des ans, ils en ont compris l’avantage et la nécessité afin d'avoir un certain impact au travers de poursuites relevant de la compétence universelle. Ils comprennent mieux que l'objectif d'agir au nom de la communauté mondiale n'est pas atteint en poursuivant simplement quiconque se trouve sur votre territoire, mais plutôt en en sélectionnant vos dossiers.
Cette approche est donc plus visible, mais elle est poussée par la société civile et les ONG, ainsi que par les acteurs locaux qui disent : tel ou tel dossier a davantage de sens pour nous que tel autre.
Dans le cas de la Syrie, les poursuites ne visent pas seulement les combattants. Il y a quelques affaires contre des entreprises européennes et leurs dirigeants. L'affaire Lafarge, en France, est la plus médiatisée. Pourquoi l'affaire Lafarge est-elle si importante ?
Si vous avez une vision plus holistique du conflit, si vous observez qui l'alimente et en profite, vous identifiez immédiatement les acteurs et les intérêts économiques. Il faut donc s'attaquer à ce problème. Cela remonte à l'expérience des procès de Nuremberg, où un certain nombre de procès subséquents ont porté sur le rôle et les responsabilités d’avocats ou d’industriels.
En Syrie, il est important de ne pas le voir uniquement sous l'angle de la violation des sanctions [la Syrie est soumise à des sanctions économiques internationales], mais sous celui de la complicité dans des crimes contre l'humanité.
Les tribunaux internationaux ont échoué à poursuivre les hommes d'affaires et les entreprises, en dépit des annonces de plusieurs procureurs internationaux. Au niveau national, nous avons vu les tribunaux poursuivre quelques hommes d'affaires isolés, proches des mercenaires, qui avaient tiré profit d’un conflit. Lafarge, au contraire, est une multinationale bien établie. Est-ce là une différence décisive ?
C'est différent de voir une entreprise bien établie sur le banc des accusés plutôt qu'un petit homme d'affaires. C'est la première fois qu'une affaire de ce genre se concentre sur des crimes contre l'humanité, et c'est ce que nous avons préconisé à l’ECCHR. On ne voit pas non plus beaucoup de gouvernements européens ou nord-américains sur le banc des accusés pour torture systématique, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni en Irak, ou pour complicité dans d'autres crimes graves. C'est ce que nous appelons le deux poids, deux mesures en droit pénal international.
C'est différent de voir une entreprise bien établie sur le banc des accusés plutôt qu'un petit homme d'affaires. C'est la première fois qu'une affaire de ce genre se concentre sur des crimes contre l'humanité
Avec les entreprises, c'est un peu pareil : ce sont d'énormes acteurs, influents dans les États occidentaux, et la question du deux poids, deux mesures est clairement posée. L'objectif devrait toujours être de voir aussi quel est le rôle des acteurs occidentaux dans un conflit – et vous en trouverez souvent un.
Cela ne veut pas dire que tout se vaut : il faut mettre cela en balance avec les tortures systématiques infligées par le régime Assad. Mais les entreprises européennes font des affaires en Syrie, et on doit également regarder ce que fait la coalition anti-Etat islamique. Il faut s'attaquer à ce problème, tout en le comparant comme il se doit avec ce que fait le régime syrien.
Cela renforce-t-il l'idée que les tribunaux nationaux sont mieux placés que les tribunaux internationaux pour poursuivre les crimes économiques ?
Les tribunaux internationaux sont réglementés et limités par leurs statuts, qui sont souvent adaptés à un conflit particulier. Il y a donc peut-être quelque chose là qui rend plus difficile pour les procureurs de s'en prendre aux entreprises occidentales. Il y a des questions budgétaires où une pression peut être exercée. En ce qui concerne la CPI, le Statut n'est pas parfait pour poursuivre les acteurs du secteur privé et, en fait, la Cour éprouve un certain nombre de problèmes à poursuivre des dirigeants non militaires, agents de l'État. Les crimes d'entreprise sont généralement un peu plus distants des scènes de crime, les entrepreneurs sont alors des "auteurs secondaires". Il y a beaucoup d'obstacles.
Nous espérons que l'affaire Lafarge pourra servir d'exemple sur la manière de poursuivre de tels dossiers, montrer que les procureurs nationaux n'ont pas à limiter leur travail aux seules violations des sanctions
Nous espérons que l'affaire Lafarge pourra servir d'exemple sur la manière de poursuivre de tels dossiers, montrer que les procureurs nationaux n'ont pas à limiter leur travail aux seules violations des sanctions, et qu'il est effectivement possible de traiter les autres formes graves de criminalité qui sont souvent liées aux activités des entreprises dans un contexte de conflit armé.
Dans un certain nombre de cas, les suspects sont accusés de terrorisme ou d'appartenance à une organisation terroriste plutôt que de crimes de guerre. Human Rights Watch a déclaré que c'était une tendance dans tous les pays européens, en particulier en ce qui concerne les crimes en Syrie et en Irak. L'argument est que cela est plus facile à prouver et plus rapide. Comment voyez-vous cette tension entre terrorisme et crimes de guerre ?
C'est peut-être vrai que c'est plus facile et plus rapide. La question est : qu’accomplit-on ? Quel est le récit qui ressort d'un tel procès, surtout dans la perspective d'une future justice transitionnelle ? Quel était le crime ? C'est pourquoi nous soutenons qu'il est important d'inclure les crimes internationaux et, dans la mesure du possible, d'appeler les choses par leur nom.
Si un acte constitue un crime de guerre, il faut s'y attaquer pour offrir une vue d'ensemble de ce qui s'est passé. Cela ne peut se faire dans une affaire qui ne porte que sur le crime d'appartenance à une organisation terroriste.
Si un acte constitue un crime de guerre, tel que la torture, ou un crime contre l'humanité, il faut s'y attaquer pour offrir une vue d'ensemble de ce qui s'est passé. Cela ne peut se faire dans une affaire qui ne porte que sur le crime d'appartenance à une organisation terroriste. De plus, l’accusation de terrorisme est presque exclusivement portée contre des acteurs non étatiques, bien que de nombreux acteurs étatiques commettent des crimes similaires.
L’ECCHR travaille sur un même modèle courant aujourd'hui, à travers des partenariats avec des groupes de victimes ou des ONG du « Sud ». Voyez-vous l'évolution vers cette approche inspirée de la base plutôt que venant d’en haut comme une réponse au manque de légitimité des modèles internationaux ?
Il est important de remonter aux années 1970 et 1980 et à toutes ces guerres et tous ces crimes qui n'ont jamais été portés devant les tribunaux. Etait-ce à cause du droit ? Était-ce à cause de la guerre froide ? Lorsque la justice internationale est réapparue, dans les années 1990, elle était exécutée par le haut et nous avons vu à quel point elle était problématique en termes d'impact sur les sociétés affectées. Si vous faites venir des représentants des sociétés où les crimes ont été commis pour façonner le récit, sélectionner les dossiers, informer, les actions en justice auront un impact différent et meilleur dans une transition à long terme.
L'ONG suisse Civitas Maxima a une stratégie axée sur un seul pays : le Libéria. Ils obtiennent des résultats importants, avec entre 5 et 10 anciens chefs de guerre libériens poursuivis aux États-Unis et dans plusieurs pays européens. Votre organisation a un spectre beaucoup plus large. Comment voyez-vous les deux stratégies ?
Civitas Maxima fait un excellent travail et les fruits de son choix de se concentrer sur un pays sont très encourageants. Ils ont été davantage que de simples avocats pour un groupe de Libériens ; ils ont apporté un élément stratégique et leur savoir-faire sur la façon de poursuivre, d'enquêter, de traquer les gens, de parler aux unités pour crimes de guerre. C'est donc une collaboration très fructueuse.
A l'ECCHR, l'équipe travaillant sur la Syrie est à peu près de la même taille que Civitas Maxima. Si nous voyons une possibilité d'impact, nous sommes en mesure d'investir des ressources à long terme et de nous concentrer sur un conflit particulier pendant plusieurs années. Mais la force vient aussi de la compréhension de l'évolution de la justice internationale à l'échelle mondiale, de ce que fait la CPI, de ce que font les unités nationales chargées des crimes de guerre et d'avoir une bonne idée de l'orientation de la législation, de voir quelle serait la meilleure approche pour un groupe particulier dans un conflit donné. L'étude constante de notre domaine, sous différents angles, à travers échanges et ateliers, aide à identifier les possibilités d’action.
Plusieurs acteurs travaillent sur les crimes en Syrie : l'IIIM, la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (CIJA), les unités nationales pour crimes de guerre, les ONG comme la vôtre. Est-ce efficace et cohérent ?
Je pense que cela offre des possibilités. Quand il n'y a qu'un acteur, on se concentre sur lui et c'est tout ce qu'on a. En ce sens, la Syrie est très dynamique. On doit constamment réagir aux évolutions, à tous les niveaux.
Quand il n'y a qu'un acteur, on se concentre sur lui et c'est tout ce qu'on a. En ce sens, la Syrie est très dynamique. On doit constamment réagir aux évolutions, à tous les niveaux.
En 2012, nous étions déjà en mesure d'agir rapidement. L'unité allemande chargée des crimes de guerre a commencé à enquêter sur des dossiers fin 2011. Et en 2015, lorsque de nombreux Syriens sont venus en Allemagne, nous avons également été en mesure de réagir très rapidement. À une époque où les unités nationales sur les crimes de guerre n'étaient probablement pas en mesure de traiter une énorme quantité de documents provenant de Syrie, et de les protéger pour une utilisation future dans les poursuites judiciaires, CIJA a joué son rôle. Il est très utile d'appuyer les enquêtes, qui doivent être menées par les unités des crimes de guerre de l'État, non par des procureurs privés. Puis l'IIIM est entré en jeu. C'est une autre dynamique, un autre développement qui nécessite tout le soutien possible.
Comment évaluez-vous l'IIIM ?
Sa création est déjà un grand succès et montre que de nombreux États défendent encore la justice. Il faudra cependant encore deux ou trois ans pour voir ce que l'IIIM a accompli, quelle a été son efficacité. Il faut aussi voir l'IIIM dans une perspective à long terme : dans dix ou vingt ans, les preuves recueillies ont-elles été utilisées ? Il est logique de faire une évaluation tous les deux ans, mais il ne faut pas sous-estimer l'impact à long terme que ces enquêtes peuvent avoir.
Quid de l’efficacité des unités nationales sur les crimes de guerre ?
Il y a d'énormes différences. Certaines unités ne peuvent pas faire leur travail parce qu'elles n'ont pas compétence. Des progrès ont été accomplis en ce qui concerne le rôle d'Europol et d'Eurojust, le réseau européen sur le génocide et les équipes communes d'enquête.
En Allemagne, on peut dire que tout se passe plutôt bien depuis cinq ou six ans ; beaucoup de preuves ont été recueillies ; on a des mandats d'arrêt et un certain nombre de procès déjà en cours ; les enquêteurs sont très compétents.
Nous avons besoin d'un plus grand nombre d'États dotés de la capacité, de la législation et de la volonté politique nécessaires pour soutenir cet objectif au niveau européen.
Mais nous avons besoin d'un plus grand nombre d'États dotés de la capacité, de la législation et de la volonté politique nécessaires pour soutenir cet objectif au niveau européen. L'une des caractéristiques communes de ces affaires est qu'elles sont transnationales, que vous avez des preuves partout, que vous avez des victimes potentielles et des suspects partout, et que vous avez donc besoin de la coopération des États pour poursuivre ces affaires.
L'Allemagne fait beaucoup en ce qui concerne la Syrie, mais elle peut aussi avoir ses limites en ce qui concerne d'autres conflits. Les Français sont également très actifs sur la Syrie ainsi que la Suède. L'unité néerlandaise des crimes de guerre est active mais a des limites juridictionnelles. La Belgique aussi. Ensuite, il se passe très peu de choses en Suisse, en Autriche et en Espagne. Il y a donc place à l'amélioration dans ce domaine, sans parler des autres pays plus éloignés.
Le 1er février, un tribunal américain a rendu un jugement par défaut contre la République arabe de Syrie pour l'assassinat ciblé de la correspondante de guerre américaine Marie Colvin, qualifié de crime de guerre. Ce procès s'inscrit-il dans ce même mouvement ?
Il fait partie de l'effort. C'était une affaire au civil. Beaucoup de documents de CIJA ont été utilisés, et ce que l'affaire a produit en termes de preuves est vraiment très important et est déjà utilisé dans certains dossiers pénaux de compétence universelle en Europe. En outre, un tribunal a ainsi statué sur la question de savoir qui est légalement responsable de ces crimes odieux.
L'enthousiasme actuel pour la compétence universelle est-il un symptôme du déclin général des modèles internationaux et de la crise de la CPI ? La Syrie en est-elle une illustration éloquente ?
Nous y voyons un développement. On n’a plus les cas spectaculaires des années 1990, comme les Pinochet, les Milosevic. Il s’agit davantage de dossiers intermédiaires ou subalternes. Il existe certains dossiers de haut rang en matière de compétence universelle, mais pas d'anciens chefs d'État.
On n’a plus les cas spectaculaires des années 1990, comme les Pinochet, les Milosevic. Il s’agit davantage de dossiers intermédiaires ou subalternes.
Cela montre que certaines structures et lois ont été mises en place au fil des ans. Cela est complémentaire de la CPI. Bien sûr, la CPI a ses problèmes, elle en a beaucoup et elle doit y faire face, de la qualité de ses enquêtes à la sélection des dossiers. Mais les unités nationales chargées des crimes de guerre et les procureurs ont également bénéficié de l'échange avec les procureurs de la CPI et avec d'autres unités pour crimes de guerre.
De quoi ont-ils bénéficié ?
En Allemagne, la génération des procureurs chargés de ces affaires dans les années 2000 n'est plus là. Les plus jeunes qui l’ont remplacée savent exactement de quoi ils parlent parce que, au cours des vingt dernières années, au cours de leur carrière et de leurs études, la justice internationale était une réalité. Cela fait une énorme différence par rapport à quelqu'un qui ne l'a jamais étudié et qui vient d'entendre parler des procès de Nuremberg.
La communauté grandit à tous les niveaux. La prochaine étape sera probablement celle des juges nationaux, où nous manquons encore d'expérience dans les affaires transnationales. Mais il y a maintenant quelque chose en place qui ne disparaîtra pas si facilement, même si la CPI a encore beaucoup à faire pour améliorer son approche et son travail.
Diriez-vous qu’il s’agit moins d’un signe de déclin des modèles internationaux que de l'évolution naturelle de la justice sur les crimes de guerre, de revenir au niveau national ?
C'est un peu délicat avec les affaires relevant de la compétence universelle, parce que je pense aussi qu'il n'est pas vraiment naturel d'avoir un dossier syrien devant un tribunal allemand : cela devrait être devant un tribunal syrien. Mais tant que ce n'est pas possible, il s’agit de la deuxième ou la troisième meilleure option.
La création de la CPI a été importante. Elle a été conçu comme un tribunal de dernier recours, de sorte que certains États ont compris qu'ils devaient agir davantage. Il serait préférable d'avoir une vision holistique d'un conflit, ce qui fait défaut dans les affaires de compétence universelle parce que de nombreux États ont cette approche du "zéro refuge", qui est une approche plus réactive. La CPI a adopté une approche holistique dès l’origine, en examinant une situation de conflit dans son ensemble, mais elle s'est révélée très limitée parce qu'elle ne poursuivait qu'un ou deux dossiers par conflit, voire aucun.
Il serait préférable d'avoir une vision holistique d'un conflit, ce qui fait défaut dans les affaires de compétence universelle parce que de nombreux États ont cette approche du "zéro refuge", qui est une approche plus réactive.
Je pense donc que [l'évolution] a plusieurs origines, mais c'est un développement positif de revenir au niveau national. Et encore une fois, il ne s'agit que d'une poignée d'États, donc c'est encore très limité.
Diverses factions belligérantes syriennes font actuellement l’objet de poursuites en Europe. La compétence universelle peut ainsi sembler mieux équipée pour éviter une justice partisane, mais qu'en est-il des responsabilités internationales et de celles des grandes puissances ?
Il ne suffit pas que la société civile et les organisations de défense des droits de l'homme se concentrent uniquement sur les cas politiquement "faciles". Elles doivent également s'efforcer de traduire en justice les acteurs et les États puissants pour leurs violations des droits de l’homme. Dans de nombreux cas, il y a deux poids, deux mesures et les États puissants échappent à la justice. Des cas de torture systématique en Syrie doivent être poursuivis, mais aussi des cas de torture et d'abus de prisonniers par les États-Unis et le Royaume-Uni à Guantanamo, en Irak et ailleurs. Nous devons également examiner ce qui se passe au nom de la lutte contre l'extrémisme violent en Afrique du Nord, au Yémen et ailleurs, à propos des attaques de drones et d'autres abus par les États occidentaux. Tout cela doit être traité, documenté, enquêté. Mais bien sûr, c’est beaucoup plus difficile à faire.
À notre connaissance, aucun membre de l'ancienne administration Bush n'est jamais venu en Europe après avoir quitté ses fonctions. Certaines choses sont donc en place.
Un de nos dossiers a conduit à la convocation d'un ancien commandant de Guantanamo par un juge français. Le département d'État américain a envoyé des mises en garde aux anciens hauts responsables de l'administration Bush qui ont participé à la mise en place du programme de torture. La CIA a publié des alertes indiquant que certaines personnes ne devraient pas voyager dans certains pays. À notre connaissance, aucun membre de l'ancienne administration Bush n'est jamais venu en Europe après avoir quitté ses fonctions. Certaines choses sont donc en place. On n’a pas d’affaire spectaculaire, mais si on traite des crimes de l’Occident pendant de nombreuses années, on peut aussi aider les organisations américaines à faire valoir chez eux leurs revendications en matière de responsabilité, dans le cadre de procès nationaux.
La victoire militaire du régime Assad est presque acquise. Observez-vous déjà que la fenêtre se ferme en matière de justice ?
Pas encore. La plupart des dossiers sont fondés sur des preuves qui se trouvent à l'extérieur du pays. Ces affaires peuvent donc se poursuivre. La question est plutôt : si le régime reste au pouvoir, les suspects et les personnes faisant l'objet d'un mandat d'arrêt voyageront-ils à l'étranger et à quoi ressemblera une procédure d'extradition ? Bien sûr, cela est plus improbable tant qu'ils restent au pouvoir. Or, c'est la situation actuelle. Mais qui sait où on en sera dans trois ans ?
Un important retour de combattants européens depuis des territoires autrefois occupés par l'Etat islamique est attendu dans leurs pays d'origine. Existe-t-il un risque que les systèmes judiciaires soient débordés et qu'on leur demande de s'occuper de leurs propres ressortissants plutôt que des autres dossiers sur lesquels ils travaillent aujourd’hui ?
Il existe déjà, en Allemagne, des poursuites contre des combattants étrangers. Certaines unités travaillent sur les accusations liées au terrorisme, portées contre des acteurs non étatiques, dont l’Etat islamique. Il y a aussi le dossier des Yézidis, des dossiers de génocide qu'il ne faut pas oublier. Tout cela est en cours. Je ne pense pas qu’il y aura débordement. Les États ont généralement de l'expérience en matière de contre-terrorisme. Bien sûr, il y a des tensions sur les ressources. Mais, encore une fois, il ne s'agit pas seulement de mettre des gens en prison parce qu'ils étaient membres d’Etat islamique : il s’agit de traiter l'ensemble du conflit et son contexte. C'est ce que nous espérons voir au cours des années qui viennent.
Propos recueillis par Thierry Cruvellier.
ANDREAS SCHULLER
Andreas Schüller, avocat allemand, est directeur du Programme sur les crimes internationaux et sur la responsabilité, au Centre européen des droits constitutionnels et humains (ECCHR), basé à Berlin, qu’il a rejoint en 2009. Il travaille sur la torture et les attaques de drones par les États-Unis, les actes de torture par le Royaume-Uni en Irak, les crimes de guerre au Sri Lanka et en Syrie, ainsi que d'autres cas de crimes internationaux.