JUSTICEINFO.NET : L’Instance vérité et dignité (IVD) a achevé ses travaux le 31 décembre 2018. Pensez-vous que le processus de justice transitionnelle soit clos ?
MOKHTAR TIFRI : Le processus ne doit pas être clôturé au 31 décembre 2018 ni au 31 mai 2019, délai que s’est donnée l’Instance pour liquider ses biens. Le processus, de par la loi, doit continuer. Aujourd’hui, c’est le travail post-IVD qui doit commencer : l’application des résolutions et des recommandations du rapport final de l’IVD. Malheureusement, ce rapport n’a encore pas été publié. D’autre part, la loi prévoit la formation d’une autre commission, désignée et installée par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et qui prendrait en charge les recommandations de l’Instance. Or, de ce projet, on ne parle même pas. D’où la croyance d’un certain nombre de personnes, dont je ne fais pas partie, que la justice transitionnelle est déjà morte et enterrée.
Qu’est-ce qui reste à faire, à votre avis ?
En fait, beaucoup de dossiers s’ouvrent aujourd’hui. Celui des victimes en premier lieu. L’IVD est en train de délivrer les certificats de réparations aux rescapés de la répression, mais il reste le grand chantier de la réconciliation, à laquelle aspirent beaucoup de victimes. La réforme de l’administration n’a pas encore été entamée. Comment garantir alors que les erreurs, les pratiques et les crimes commis ne se répètent plus ? Et la vérité sur ce qui s’est passé dans notre pays pendant des décennies ? Une petite partie a été dévoilée ; et le reste ? Comment transmettre également la vérité aux nouvelles générations ?
Un autre volet important concerne les chambres spécialisées en justice transitionnelle : les jugements tardent beaucoup.
La justice transitionnelle intéresse aussi les régions. Comment procéder avec les régions qui ont été marginalisées pendant des décennies et qui seront sûrement citées dans le rapport final ? Et les archives de l’IVD, qu’est-ce qu’on en fait ? On va probablement les confier aux Archives nationales, mais pour quel type d’utilisation ? Finiront-elles par être enfermées dans des tiroirs ? Comment garantir [qu’elles] ne tombent pas entre des mains hostiles ou nocives ? Elles contiennent des informations de première importance sur la vie privée des personnes.
L’Instance dispose d’un système informatique extrêmement développé. Que va-t-on en faire ? J’ai demandé à ce qu’on transfère cet important patrimoine à d’autres instances indépendantes, tel l’Instance nationale de prévention contre la torture (l’INPT) ou l’Instance pour les droits de l’homme, dont la loi a été votée par l’ARP et qui sera, je l’espère, bientôt installée. On aurait bien voulu que l’Etat prenne les devants pour faciliter cette opération. Or, le gouvernement a présenté une plainte contre l’IVD auprès du tribunal administratif pour annuler la décision de l’IVD d’exécuter elle-même la liquidation de ses biens. [Le Tribunal administratif a donné raison à l’IVD.]
Le chef du gouvernement n’a toujours pas fixé de rendez-vous pour que la présidente de l’IVD, Sihem Bensedrine, lui transmette le rapport final de l’Instance. Quelle lecture faites-vous de ce retard ?
Je crois que le conflit est essentiellement d’ordre politique. En haut lieu, on ne croit pas et on n’a jamais cru au processus de justice transitionnelle. Le paradoxe qui s’est posé chez nous réside dans le fait que la loi sur la justice transitionnelle – mal faite d’ailleurs et ponctuée de beaucoup de lacunes dont nous continuons à pâtir aujourd’hui – a été rédigée essentiellement par les supposées victimes, les gens d’Ennahdha [parti islamiste], au moment de la Troïka et de l’Assemblée constituante. Sauf que les choses ont changé après les élections de 2014. Ce sont les supposés tortionnaires qui appliquent cette loi ! Les premiers ont écrit une loi très avantageuse pour les victimes et les seconds, constatant cet état de fait contraire aux intérêts de personnalités proches de l’ancien régime, dont beaucoup sont actuellement au pouvoir, s’ingénient à bloquer et entraver le processus.
On se rappelle de cette séance plénière historique du Parlement, le 26 mars 2018, où les députés de la majorité ont émis un véto contre la poursuite des travaux de l’IVD. Depuis, le gouvernement n’a pas suspendu de force le fonctionnement de l’IVD mais il a cessé de traiter avec elle. D’où toutes les interrogations que pose la situation actuelle : le chef du gouvernement va-t-il recevoir Mme Bensedrine et les membres de son conseil pour la remise du rapport final ? Ce rapport sera-t-il publié au journal officiel ou subira-t-il le même sort que la liste des martyrs et blessés de la Révolution, pourtant transférée au gouvernement par le Haut comité des droits de l’homme et des libertés publiques depuis décembre 2017 ?
D’un autre côté, le président du Parlement est coincé entre son devoir de recevoir la présidente de l’Instance et la pression des députés contre une telle entrevue, à cause du véto du 26 mars.
Le chef du gouvernement doit publier le rapport. Des décisions doivent être prises pour appliquer les recommandations de la commission vérité.
Au cours des procès des chambres spécialisées, on a remarqué votre présence dans les affaires de victimes islamistes comme de victimes de la gauche. Vous faite partie des rares avocats à ne pas distinguer entre la couleur politique des uns et des autres…
Oui, mais j’estime que ce n’est pas là un grand fait d’arme. D’abord, je me constitue devant les chambres spécialisées au nom de l’OMCT et au profit des familles de plusieurs victimes. Ensuite, de tous temps, y compris avant la Révolution, je n’ai jamais fait de distinction entre les victimes quelle que soit leur tendance politique. Je crois qu’une victime, au fond, n’a pas de couleur. Elle a subi des exactions et ses droits humains élémentaires ont été bafoués. C’est mon rôle, en tant que défenseur des droits humains, de m’engager pour que justice soit faite en sa faveur. Sinon qui le ferait ?
Les chambres spécialisées ont commencé à fonctionner en mai 2018. Là aussi, on avance très lentement. Pourquoi à votre avis ?
Les chambres spécialisées posent beaucoup de problèmes. D’abord, l’article 8 de la loi relative à la justice transitionnelle, qui créé les chambres spécialisées, est vraiment mal libellé dans le sens où il prévoit la mise en place de chambres spécialisées pour la justice transitionnelle avec des magistrats nommés par décret. Or il n’y a aucune disposition pour envisager un nombre suffisant de magistrats. Le Conseil supérieur de la magistrature, lui, n’a pas délégué suffisamment de juges pour qu’ils soient formés dans le domaine de la justice transitionnelle. Comme on l’a vu dernièrement à Nabeul, au procès de Fayçal Baraket, mais également au Kef, à Tunis, à Gafsa et ailleurs, chaque fois qu’un seul magistrat s’absente, la chambre ne peut pas statuer. Ensuite, aucun code ou manuel de procédure spéciale n’a été rédigé pour les chambres spécialisées. On ne sait pas s’il va y avoir des jugements par contumace. On ignore comment faire les oppositions. Est-ce le droit commun qui va être appliqué ? Et devant quel type de chambre se feront les appels ? Devant des cours d’appel ordinaires, je présume, on n’a pas d’autre choix car la loi ne dit rien à ce propos et n’a prévu que des chambres spécialisées en première instance.
On parle beaucoup, ces derniers temps, de la volonté d’abolir cet article [8] et d’annuler les chambres spécialisées. La rumeur d’une amnistie après le prononcé des jugements circule également. Ce serait là une atteinte criante à la justice et une contradiction flagrante avec la philosophie de la justice transitionnelle qui donne la primauté aux victimes. Dans ce cas, l’Etat prendrait partie pour les tortionnaires. Ce serait aussi l’échec de toutes les tentatives de faire la lumière sur ce qui s’est réellement passé chez nous, l’enterrement du processus d’écriture de l’Histoire et l’avortement de tout projet de réforme des institutions. Et puis quelle déception pour les victimes, qui ne demandent dans leur majorité qu’une reconnaissance des faits par les accusés ainsi que des excuses ! L’Etat ne peut pas se substituer à tout ce cheminement en décrétant une amnistie !
On n’a pas vu beaucoup d’accusés assister aux audiences des chambres spécialisées. Est-ce de penser que l’Etat les soutient qui entraine et motive leur absence depuis plusieurs mois des tribunaux ?
Les prévenus doivent se présenter devant la justice. Nous avons relevé un appel à la rébellion de la part de certains syndicats de police qui demandent aux prévenus de ne pas répondre à la convocation des tribunaux. C’est très grave, d’autant plus que ces actes de rébellion font écho à une impunité totale. Certaines chambres spécialisées, comme celle de Tunis concernant le procès de Rached Jaidane, ont rendu, sous la pression des avocats de la partie civile, des mandats d’amener contre des prévenus. On verra dans les jours qui viennent si cette injonction de la justice sera appliquée ou non par la police judiciaire. Veut-on pousser les gens à utiliser d’autres moyens pour se rendre justice ? Ou à se diriger ailleurs, en recourant aux instances internationales, telle la Cour africaine des droits de l’homme ou les Nations Unies ?
Pensez-vous que des sentences seront prononcées contre des tortionnaires et contre leurs donneurs d’ordre ?
Je pense qu’on y arrivera un jour. Les chambres spécialisées sont en train de statuer sur une centaine de dossiers instruits et transférés par l’IVD. Des sentences seront sûrement prononcées dans ces affaires. Comment seront-elles traitées ? Seront-elles appliquées ? Je ne sais pas. Car dans le contexte actuel, l’annulation de l’article 8 et la menace de l’amnistie pèsent toujours sur le processus tunisien. Et même si le processus judiciaire se poursuit, il promet d’être long, comme dans d’autres pays en transition.
Propos recueillis par Olfa Belhassine.