Ce scénario pourrait être celui d’un mauvais thriller. Il est tiré de la vie réelle d’un tribunal international. Jean-Pierre Bemba, ancien vice-président congolais et ancien seigneur de guerre, tente, depuis qu'il a été acquitté de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre l'année dernière par la Cour pénale internationale (CPI), en vain, de récupérer ses avoirs et de payer ses dettes à la Cour.
Un tiers du budget annuel de la CPI…
Ses avocats, Peter Haynes et Kate Gibson, ne comptent plus les échanges à ce sujet avec l’administration et les juges de la Cour. En désespoir de cause, dans leur requête déposée lundi devant la CPI, ils ont placé la barre haut avec une demande d'indemnisation, qui déclare que « le tribunal a agi avec négligence non seulement en saisissant et en gelant ses biens mais en ne les gérant pas correctement » et qui demande pas moins de 68,6 millions d’euros d’indemnisation : 26,2 millions pour dommages et intérêts et frais de justice et 42,4 millions pour préjudice à ses biens. Au total, plus d'un tiers du budget annuel de la Cour. Ils soutiennent que le procès « était une parodie de justice », que le jugement est « jonché d’erreurs », et que le procureur a porté « une accusation qu’il savait être fausse », et que la manière dont les juges ont traité l'affaire de subornation de témoins contre Bemba et son premier groupe d’avocats « enlève [à ce procès] toute apparence objective d’équité ».
… pour « devenir un ambassadeur de la paix »
Mais l'intrigue comporte un retournement- surprise : « Bemba après avoir perdu dix ans de sa vie, propose d'indemniser les victimes de la République centrafricaine (RCA) », a déclaré son avocat Peter Haynes à JusticeInfo, « afin d'offrir des réparations significatives aux victimes de ce conflit... et de devenir un ambassadeur de la paix ».
Le feuilleton remonte à mai 2008, alors que l'homme politique congolais est arrêté, que ses biens et ses comptes bancaires en Belgique, au Congo et au Portugal sont gelés sur ordre des juges de la CPI. Les biens gelés comprennent des comptes bancaires à son nom et au nom de son épouse, leur maison à Bruxelles, une villa et un bateau au Portugal. Parmi les autres biens saisis mais non gelés figurent six avions à Kinshasa, quelques villas supplémentaires, un Boeing 727 et un croiseur fluvial. Thijs Bouwknegt, chercheur au NIOD Institute et assistant professeur aux universités d'Amsterdam et de Leyden, n'est pas trop surpris - le père de Bemba était immensément riche du fait, précise-t-il, de ses liens d’affaires avec les brasseries Heineken. Dans les documents judiciaires de la CPI, nombre de détails sont expurgés. Mais il y en a bien assez pour nourrir des scénarios hollywoodiens.
Au cours du procès, le greffe de la Cour, qui s'occupe de ces questions pratiques, a reçu un ordre des juges de donner une avance à l'équipe de défense de Bemba – environ 30 000 euros par mois – car leur client ne pouvait pas accéder à ses avoirs gelés. Plus tard, les avocats de Bemba ont déclaré que leur client a pu accéder à certains comptes, ce qui lui a même permis de coopérer avec la Cour : en mai 2014, 2 millions d'euros ont été transférés au greffe, venant d’un compte bancaire situé au Cap-Vert, qui n'avait pas été gelé puisque le pays ne fait pas partie de la CPI. Maintenant son équipe souligne que la Cour devait gérer correctement les avoirs de leur client pour préserver leur valeur. Si ce n'est pas pour lui, alors au moins pour les victimes qui auraient été payées s'il avait été condamné.
Les avoirs de Bemba ? « Simplement laissés à pourrir »
Les propres rapports de la CPI cités par les avocats de Bemba montrent disent-ils un manque de clarté sur le détail des biens, un manque d'expertise et un manque de suivi : dans un document qu’ils citent, la CPI elle-même reconnaît « les chevauchements et les inefficacités et un manque de clarté quant aux processus internes dans le traitement des demandes de coopération impliquant des questions juridiques complexes ». « Les avoirs de M. Bemba, sur une période de dix ans ont tout simplement été laissés à pourrir », déclare M. Haynes.
En novembre dernier, cinq mois après l’acquittement, les juges ont rejeté la demande de Bemba d'ordonner à la Belgique, à la République démocratique du Congo et au Portugal de dégeler ses avoirs, et ont refusé d’ordonner au greffe de lui donner toutes les informations dont ils disposent sur ses avoirs gelés. Le greffe a fait valoir que la situation était « compliquée » parce que Bemba devait à la Cour les honoraires versés à ses avocats, ainsi qu'une amende de 300.000 euros pour subornation de témoins. L’argent, nerf de l’intrigue.
Donc, est-ce que Jean-Pierre Bemba a une chance d'obtenir une compensation ?
Tout d'abord, comme le note Bouwknegt, à la CPI, les budgets sont serrés : « Cela arrive à un moment délicat et inconfortable, alors que les juges exigent plus de salaires et de meilleurs régimes de pension, qu’il y a de nombreux dossiers en cours [devant l’Organisation internationale du travail] d'anciens et d’actuels membres du personnel pour préjudice subis du fait de la restructuration de la CPI, et bien sûr un Fonds au profit des victimes qui fonctionne sur la corde raide ». Haynes renvoie à l'article 85 du Statut de la CPI : « Lorsque ce tribunal a été créé, il a été créé en sachant qu'il pourrait avoir l'obligation de verser des sommes à des personnes qui ont été condamnées à tort ou victimes d'erreurs judiciaires... s'ils n'ont pas d'assurance pour cela, franchement, c'est une négligence choquante. »
Un observateur de la justice internationale basé à l'université de Luxembourg, Owiso, pense qu'il est important de voir les deux aspects de la revendication séparément. D'abord du point de vue de la gestion des actifs, sachant que « les tribunaux internationaux n'ont pas beaucoup d'expérience utile en matière d'avoirs gelés et de gestion des avoirs en général » et du « secret et du manque général de transparence avec lesquels le greffe a traité la question des avoirs de Bemba ». Selon la réponse qui sera donnée à cette partie de la demande de Bemba, cela pourrait poser de sérieux problèmes au tribunal de La Haye.
« Peu de chances de succès »
Mais Owiso est plus sceptique sur la demande d'indemnisation concernant le procès et la détention provisoire. Bemba va devoir « prouver que son ministère public était malveillant, et peut-être que la chambre de première instance l'a suivi » et considérant que la chambre d'appel a déjà dit que « la chambre de première instance a effectivement mal interprété et mal appliqué la loi » mais n'a pas dit « la chambre ou l'accusation était prête à condamner Bemba par malveillance », toute demande en réparation, dit Owiso, « a peu de chances de succès ».
Bouwknegt est d'accord. « Bien que devant les tribunaux néerlandais, dit-il, vous auriez en fait une grande chance d'obtenir une sorte de réparation, même si ce n'était que les honoraires des avocats, etc. si vous étiez détenu ainsi pendant une décennie. » Mais les exemples des tribunaux internationaux ne sont pas encourageants. L'homme d'affaires rwandais Protais Zigiranyirazo (connu sous le nom de M. Z) a été acquitté devant le TPIR. Il a tenté de faire valoir que le tribunal devrait lui accorder un million de dollars en compensation du temps de détention. Sa demande a été rejetée. L'ancien ministre rwandais André Rwamakuba, acquitté après huit ans de détention, a également vu sa demande de dommages-intérêts rejetée (bien qu'il ait reçu un petit montant pour une violation de ses droits).
Après Bemba, que vont demander Gbagbo et Blé Goudé ?
Et bien sûr, il y aurait un effet domino potentiel, dit Bouwknegt : « Si Bemba reçoit de l'argent, et si c'est beaucoup, cela créera un précédent coûteux à la CPI. Qu'est-ce que [l'ancien président ivoirien] Gbagbo et [le jeune leader] Blé Goudé vont exiger si la chambre d'appel confirme leur acquittement ? » Donc, même si vous êtes acquitté, même si vous êtes autorisé à quitter La Haye, même si vous vous déclarez ambassadeur de la paix, peu importe que vous soyez riche et puissant ou non, dans ce thriller, il y aura toujours un coup tordu.