Ce mardi 19 mars, la Salle des droits de l'homme et de l'alliance des civilisations du Palais des Nations, à Genève, abrite un débat général sur le racisme. Il s’agit de l’un des points à l’ordre du jour de la 40e session du Conseil des droits de l’homme (CDH). Et c’est au tour des ONG de s’exprimer. Directeur de UN Watch, Hillel Neuer prend la parole au nom d’une association partenaire, Ingénieurs du monde. Il entend critiquer la répression massive menée contre les minorités musulmanes (ouïghours, kazakhs et turkmènes) de la région autonome du Xinjiang, en Chine, et le silence, voire les louanges, de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) à l’égard des autorités chinoises.
Tapant sur la table, la représentante du gouvernement chinois interrompt immédiatement l’orateur, estimant que la réunion consacrée au racisme dans le monde n’est pas le lieu pour parler d’un cas précis dans un pays. Une objection écartée par le président du Conseil des droits de l’homme qui redonne la parole à l’ONG. Mais la diplomate continue de l’interrompre bruyamment, en répétant le même argument. Au point de susciter une mise à l’ordre du président, le Sénégalais Coly Seck : « Je voudrais rappeler à la représentante de la Chine que les orateurs peuvent se référer à des situations spécifiques. Vous voudrez bien éviter de perturber la quiétude de la salle, la prochaine fois. »
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Débat général sur le racisme lors de la 40ème session ordinaire du Conseil des droits de l'homme
Il s’agit de la dernière manifestation visible de la stratégie adoptée à Genève par la délégation chinoise, venue en nombre pour la principale session annuelle du CDH. Beijing y a déployé toute la panoplie stratégique des Etats cherchant à cacher leurs méfaits dans les enceintes internationales : mobilisation des Etats amis pour vanter les mérites du régime, pressions sur les autres diplomates pour qu’ils ne participent pas à des réunions critiquant les violations massives des libertés et des droits en Chine, interventions d’ONG aux ordres de Beijing. Une exposition sur le formidable développement des droits humains au Xinjiang, organisée par la mission chinoise à Genève et la China society for human rights studies, a même été montée aux abords de la salle du CDH et de celles qui accueillaient des réunions sur la Chine.
Opération coup de poing
« Je suis les travaux des instances onusiennes dévolues aux droits de l’homme depuis 1980. Et je n’ai jamais vu, ici au Palais des Nations, une telle force de frappe déployée par un Etat pour étouffer les critiques », souligne Adrien-Claude Zoller, directeur de Genève pour les droits de l’homme, une ONG délivrant des formations pour la société civile.
Même constat pour John Fisher, représentant à Genève de Human Rights Watch : « Je n’ai jamais vu au CDH une pression si forte et des intimidations pareilles sur des diplomates et des ONG de la part d’un gouvernement. »
Des pratiques que l’organisation américaine de défense des droits humains avait déjà dénoncées en 2017 et qui n’ont pas cessé depuis, bien au contraire. John Fisher donne un autre exemple de cet interventionnisme à l’occasion d’une réunion organisée en marge de la session par plusieurs pays occidentaux, dont les Etats-Unis (qui ont pourtant jugé utile de quitter avec fracas le CDH l’année dernière). Suite au témoignage accablant d’Omir Bekali, un Kasakh détenu pendant plusieurs mois au Xinjiang, « un représentant chinois est intervenu en le traitant de menteur, en mentionnant au passage des informations personnelles sur l’orateur. Si ce n’est pas de l’intimidation et des menaces voilées, qu’est que c’est ? », demande John Fisher.
La crainte d’une commission d’enquête
Adrien-Claude Zoller explique la fébrilité de la délégation chinoise par la crainte du gouvernement chinois de voir le dépôt d’une résolution portant sur la création d’une commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Xinjiang. Car c’est bien ce qu’a demandé une vaste coalition d’ONG, juste avant la session du CDH. Dans une déclaration publiée en février, cette coalition appelle à ce que soit « urgemment adoptée une résolution établissant une mission internationale de collecte des faits sur les allégations crédibles selon lesquelles environ un million de musulmans turcophones sont détenus arbitrairement dans des camps ‘d’éducation politique’ à travers le Xinjiang, une région dans le nord-ouest de la Chine ».
Une perspective prudemment évoquée par Michelle Bachelet, Haut-Commissaire aux droits de l'homme. L’ancienne présidente du Chili a précisé vouloir poursuivre la discussion avec le gouvernement chinois pour permettre « une évaluation indépendante des allégations de disparitions forcées et de détentions arbitraires, en particulier dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang ».
Malgré la chape de plomb qui recouvre le Xinjiang depuis les émeutes qui ont agité la région autonome en 2009, l’existence de vaste camps d’internements où seraient détenus un million de Kazakhs, Turkmènes et Ouïghours de confession musulmane est toujours plus documentée. En septembre dernier, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a publié un rapport mentionnant notamment « les nombreuses informations faisant état de la détention d’un grand nombre de Ouïghours de souche et d’autres minorités musulmanes, détenus au secret et souvent pendant de longues périodes, sans avoir été inculpés ni jugés, sous prétexte de lutter contre l’extrémisme religieux. Le Comité regrette l’absence de données officielles sur le nombre de personnes placées en détention de longue durée ou qui ont été contraintes de passer des périodes plus ou moins longues dans des «camps de rééducation» politiques pour avoir exprimé, même de manière non menaçante, leur culture ethnoreligieuse musulmane, par exemple en adressant chaque jour un salut. Les estimations du nombre de personnes détenues vont de dizaines de milliers à plus d’un million. »
Après avoir nié l’existence de tels camps, le gouvernent chinois parle désormais de centres de formation professionnelle et de déradicalisation. A Genève, le vice-ministre des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, Le Yucheng, a donc continué de qualifier de mensongères les informations dénonçant les exactions commises notamment dans ces camps. « Des attaques terroristes et autres actes consternants ont été commis dans cette région. Avec le soutien de la population, des mesures ont dû être prises, notamment la création de ces centres de formation qui ne sont en rien des camps d’internement », a-t-il déclaré. La délégation chinoise a également invité « quiconque souhaite visiter le Xinjiang à le faire, sous réserve de faire preuve d’honnêteté et de respect de la souveraineté de la Chine ».
La Turquie monte au front
De leur côté, les pays musulmans n’ont rien trouvé à redire, à part la Turquie. Son ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, a brièvement déclaré à Genève que la crise des Rohingyas demeurait une source de grave préoccupation, tout comme le traitement réservé aux Ouïghours par la Chine. Une remarque « sans fondement et inacceptable », a répondu une nouvelle fois la délégation chinoise.
Un mois avant, un porte-parole turc était plus explicite. « Ce n'est plus un secret pour personne que plus d’un million de Turcs Ouïghours encourant des arrestations arbitraires sont soumis à la torture et à un lavage de cerveau dans des camps d'internement et des prisons », déclare Hami Aksoy, porte-parole du ministère turc des Affaires étrangères. Qualifiant ces pratiques de « honte pour l’humanité », Hami Aksoy avait appelé l'Onu « à mettre un terme à la tragédie humaine qui se déroule dans le Xinjiang ».
S’exprimant à Genève au nom de l’OCI, le Pakistan n’a exprimé aucune inquiétude. Il a même loué la Chine pour le soin qu’elle apporte à ses citoyens musulmans. Lors d’une rencontre avec la presse au Palais des Nations le 27 février, la ministre pakistanaise des droits de l’homme a tenté de justifier cette position. Selon Shireen Mazari, les exactions commises contre les minorités musulmanes au Xinjiang seraient essentiellement des allégations formulées par les Occidentaux. Son gouvernement, dit-elle, préfère parler de ces questions entre quatre yeux, dans le cadre de sa coopération avec ses homologues chinois.
Résultat : aucune résolution sur la Chine n’a finalement été déposée à l’issue de cette session du Conseil des droits de l’homme. Or, une telle résolution, voire une simple déclaration d’Etats, constitue l’une des étapes essentielles pour enclencher les mécanismes onusiens de collecte de la preuve, selon John Fisher. Cela fut manifestement plus facile dans le cas du Myanmar, quand en septembre dernier, le CDH avait voté la création d’un mécanisme d’enquête.