Il n’y a pas grand monde, ce jeudi 21 mars, dans la salle d’audience du tribunal de première instance de Tunis réservée à la chambre spécialisée en justice transitionnelle. Pourtant, le procès de ce jour est emblématique de l’obsession sécuritaire de l’ancien président Ben Ali, au pouvoir entre 1987 et 2011. Une paranoïa qui, à l’orée des années 90, a fait des ravages dans l’armée tunisienne. C’est la troisième audience dans cette affaire « Barraket Essahel », où sont représentées 140 victimes, pour la majorité des officiers supérieurs, sous-officiers et hommes de troupe. Pour un simple soupçon officiel, la vie de ces éléments parmi les plus compétents de l’armée tunisienne et celle de leurs familles, a basculé dans l’horreur.
Manipulation et mensonges officiels
C’est en mai 1991 que l’affaire éclate. 244 militaires sont arrêtés et accusés de tentative de coup d’Etat. D’après le pouvoir, ils se seraient réunis au village de Barraket Essahel, près de Hammamet, en janvier 1991, pour monter leur complot. Les militaires sont livrés par leurs supérieurs hiérarchiques au ministère de l’Intérieur et torturés dans ses geôles par des agents de la Sûreté de l’Etat. Une conférence de presse organisée par le ministre de l’Intérieur finit par convaincre l’opinion publique de la gravité de l’opération découverte par les services. En 1992, 93 jugements aboutissant à des condamnations de 18 mois à 16 ans de prison sont prononcés.
Le colonel-major Hedi Kolsi, qui a présidé l’association INSAF (Justice pour les anciens militaires) jusqu’en 2018, revient sur ce drame provoqué par un mensonge d’Etat qui aura duré vingt ans, jusqu’à la Révolution de janvier 2011. « Tous les militaires, même ceux libérés, sont révoqués et dégradés. Les excuses de Ben Ali présentées par la voix de son ministre de l’Intérieur de l’époque, Abdallah Kallel, à une vingtaine d’officiers supérieurs ne changent rien à leur situation. Jamais plus ils ne réintégreront leurs unités », explique le colonel-major.
« J’ai été menotté et traité comme un criminel »
Hedi Kolsi et son ami le colonel Mohsen Mighri, actuel président d’INSAF, racontent les vingt années de contrôle administratif, de harcèlement policier, de misère économique, d’interdiction de voyager, ou de se faire soigner dans les hôpitaux publics. A 35 et 37 ans, ils se retrouvent alors tous deux dans une situation de retraite anticipée et forcée. Leurs enfants ne sont pas épargnés par les représailles du régime : impossibilité d’accéder aux universités publiques, ni de travailler dans les entreprises de l’Etat.
Les autres victimes poursuivent ce même récit. Fethi Chtioui était sergent-major en 1991. Ses chefs semblaient satisfaits de son sérieux et de son assiduité au travail. Lorsqu’il est intercepté alors qu’il rentrait chez lui, personne ne lui explique les raisons de son arrestation. « J’ai été menotté et traité comme un criminel, monsieur le juge », se plaint l’ancien soldat, d’une voix décomposée par les affres d’un cancer généralisé.
A l’époque, jeune homme vigoureux, il était le soutien central de sa famille et surtout de ses vieux parents. Au ministère de l’Intérieur, on l’interroge sur des noms qu’il connaît bien puisque ce sont ses collègues. Or, il ignore tout du supposé complot sur lequel tournent les questions. Cela attise la colère de ses bourreaux et entraîne l’utilisation des pires sévices contre lui, dont l’introduction d’un objet contondant dans l’anus. Considéré comme un pestiféré dans sa région, Fethi Chtioui sera obligé de travailler sur les chantiers en tant qu’homme à tout faire.
L’impact sur les familles
L’épouse de l’adjudant Hédi Dkhailiya témoigne également. Son mari est mort à la suite d’un accident de route, en 1997. Libéré en 1991 après quinze jours de détention arbitraire et de torture, il avait gardé jusqu’à son décès les traces des sévices subis et de la malnutrition imposée. « Ni lui, ni toute la famille ne pouvions avoir accès à aucun papier administratif. Les proches parents nous évitaient, par crainte d’être associés aux charges qui collaient à la peau de mon mari », raconte-t-elle. A ses enfants, la mère cachera tout du complot présumé. Sa fille n’apprendra la vérité qu’à la suite de la Révolution, lorsque l’affaire éclate de nouveau en plein jour et redevient un objet d’intérêt pour des médias eux aussi libérés du joug de la peur et de la censure. « Ma fille sombre dans la dépression puis dans la délinquance lorsqu’elle prend connaissance de l’affaire Barraket Essahel. Le désespoir continue à nous poursuivre, monsieur le juge », pleure la dame.
L’interminable attente
Les accusés, 14 personnes, sont nommés par la Cour : le président Zine El Abidine Ben Ali, son ministre Abdallah Kallel, son directeur de la Sûreté militaire Mohamed Farza, son chef d’Etat-major de l’armée de terre, Mohamed Hédi Belhassine, son président du Tribunal militaire, Mohamed Ben Mohamed Guezguez, son directeur des services spéciaux, Mohamed Ali Ganzoui, ainsi que plusieurs tortionnaires du ministère de l’Intérieur. Selon Hédi Kolsi, le ministère de la Défense nationale et ses plus hauts officiers, dont le général Moussa Lekhlifi et le général Farza sont les premiers responsables de cette violation car ils n’ont pas protégé leurs hommes.
Au fil des mois, l’intérêt du public et des médias pour cette injustice historique s’est pourtant émoussé. « La première audience, tenue le 25 octobre 2018, [avait] enregistré une affluence record, ce qui [avait] poussé les autorités judiciaires à installer un écran géant hors de la salle d’audience pour que les personnes présentes au tribunal puissent écouter les témoignages des victimes », se lamente un des avocats de la partie civile.
Hedi Kolsi semble, lui aussi, dominé par le scepticisme. Particulièrement concernant la lenteur des procédures de recouvrement de tous leurs droits par les militaires, malgré des excuses officielles présentées par le président Moncef Marzouki, en juin 2012, et une loi publiée en 2014 en leur faveur. En juin 2012, les militaires victimes de cette opération ont entamé des démarches auprès du ministère de la Défense et ont obtenu des cartes de soins militaires, l'inscription de leur statut sur leur carte d'identité, la récupération de leurs cotisations à la mutuelle de l'armée et une carte d'accès aux mess. Mais depuis huit ans ils attendent toujours l’opération de reconstitution de leurs carrières. Ainsi que toute la vérité sur l’affaire « Barraket Essahel ».
« Le procès risque d’être très long : sur les 140 victimes, la chambre spécialisée de Tunis n’a entendu que 20 personnes jusqu’ici. Quand finira-t-on par nous rendre justice ? », s’interroge Hedi Kolsi.