Un signal sonore retentit. Un policier ouvre une petite porte en bois et laisse entrer un homme jeune aux cheveux rasés, la mine défaite. Celui-ci marche tête baissée jusqu’au box des accusés. Un deuxième individu, vêtu d’une chemise noire, lui emboite le pas et s’installe à la barre. « Mettez votre main sur le Coran. Jurez-vous devant Dieu de dire la vérité ? » lance le juge au deuxième homme, qui s’apprête à témoigner. « Est-ce que vous le connaissez ? Avez-vous vu cet individu porter un uniforme de Daech [en français État islamique] avec une arme à la main ? » poursuit-il en désignant l’accusé d’un coup d’œil. « Non. Mais il a disparu pendant dix-huit jours et les gens du quartier disent qu’il a rejoint un camp d’entrainement » raconte le témoin, visiblement un voisin du jeune homme accusé d’avoir appartenu à l’organisation terroriste pendant l’occupation de Mossoul entre 2014 et fin 2016. Dans l’étroite salle d’audience se tiennent le jury, un procureur général, un avocat de la défense et un greffier. Les bancs du public resteront vides ce jour-là.
Après deux autres témoignages similaires et vingt minutes de procès, le jeune homme est acquitté par manque de preuves. Même conclusion pour le procès suivant, puis le suivant. Et cela toute la matinée au tribunal de Tel Keppe, bourgade située non loin de Mossoul. Depuis 2016, en comptant le travail fait par ce tribunal lorsqu’il était basé à Qayarah avant de s’établir à Tel Keppe, 3794 personnes ont été libérées et 3370 condamnées d’après Raed al-Maslah, juge d’instruction et président du tribunal en charge du contre-terrorisme dans la plaine de Ninive, au Nord de l’Irak. Ce même magistrat déclarait à l’organisation Human Rights Watch, que son tribunal est celui qui dans tout le pays traite le plus grand nombre de dossiers liés à l’État islamique, avec 9000 affaires au total en 2018 – dont une partie a fait l’objet de non-lieux ou de transferts à d’autres tribunaux.
« Une prison surpeuplée »
Dans les couloirs, militaires et avocats se côtoient, bavardent, devant les trois principales salles d’audience. Les accusés attendent leur tour, accroupis, assis par terre et faces tournées contre mur. Les magistrats sortent de temps à autre s’aérer ou se griller une cigarette dans la cour. Ils sont 27 à travailler à Tel Keppe dont 11 juges d’instruction. Il s’y déroule entre cinq et quinze procès par jour. Les accusés sont ensuite libérés, ou retournent dans la prison située dans le même quartier, placée sous haute surveillance. Une prison moderne mais surpeuplée selon Belkis Wille, chercheuse pour Human Rights Watch (HRW).
La présence de milliers de membres de l’État Islamique (EI) dans la plaine de Ninive représente un véritable danger pour l’État irakien. La plupart ont été arrêtés, condamnés ou attendent encore leur procès. Un défi de taille face auquel les autorités et le système judiciaire du pays ne répondent pas toujours dans le respect des droits des accusés. De multiples actes de tortures, visant à pousser les suspects aux aveux, ont été recensés, pendant la guerre contre l’EI et après la libération de Mossoul. Un rapport de HRW, datant de décembre 2017 estime que régulièrement, des condamnations sont basées sur des preuves très minces, des témoignages flous et insuffisants.
Données informatiques, témoignages : niveau de preuve renforcé
Le tribunal de Tel Keppe tente d’apporter des améliorations. Raed al-Maslah explique que les enquêteurs ont mis la main sur d’avantage de données de l’EI. Cela permet d’avoir accès à des preuves matérielles. « Daech fonctionnait comme un État. Nous avons retrouvé des fiches de salaires, des documents d’inscriptions, plus de huit téraoctets de données informatiques » explique-t-il en exhibant dans sa main un disque dur ayant appartenu à l’EI
Le juge Raed al-Maslah expose des données informatiques provenant de Daesh saisies par les enquêteurs
Raed al-Maslah, juge d’instruction et président du tribunal en charge du contre-terrorisme dans la plaine de Ninive, au Nord de l’Irak, dévoile quelques exemples de données provenant de l’Etat Islamique, saisis par des enquêteurs. « Des fiches de salaires, des documents d’inscriptions, plus de huit téraoctets de données informatiques », explique-t-il.
Vidéo : Meethak Al-Khatib pour JusticeInfo.net
Autre amélioration : « Lorsqu’un individu est accusé d’avoir rejoint Daech, nous procédons à une enquête de terrain et allons à la rencontre des voisins ou d’un mukhtar, chef de la communauté locale, pour obtenir plus d’informations » affirme le président du tribunal de Tel Keppe. De plus, aujourd’hui deux voire trois témoins, minimum, sont nécessaires à la condamnation d’un accusé – contre un seul en 2017. La justice irakienne doit aussi faire face aux fausses accusations et aux faux témoignages dont nombre d’Irakiens font usage à des fins personnelles.
Moins d’accusés torturés, selon un avocat
Ahmed, avocat privé engagé par le gouvernement pour la défense des accusés, confirme : « Je travaille ici depuis six mois et j’ai vu une nette amélioration concernant le droit de mes clients. Par exemple, les cas de torture sont beaucoup moins fréquents. » Malgré ces efforts, les conditions de détention et les procédures d’enquêtes restent opaques. « Aucun élément ne prouve que les autorités ne torturent plus » explique Belkis Wille.
Fin de journée, dernier procès à Tel Keppe. Celui d’un accusé de 22 ans, portant un maillot de football délavé et sali par un an de détention, le temps de réunir toutes les preuves et les témoins nécessaires au procès. Le procureur général lit les accusations portées contre le jeune homme. Celui-ci fond en larme. Son père, qui avait rejoint Daech, a été tué par un missile aérien pendant la guerre. Un témoin accuse le fils d’avoir également rejoint les rangs du groupe terroriste en 2014. L’accusé se défend. Il affirme qu’il était étudiant et que son accusateur était un rival à l’école, ce qui explique ces fausses accusations. Le chef de la communauté locale est appelé à la barre. « Nous savions tous que son père avait rejoint Daech, dit-il. Mais ce jeune homme, je ne l’ai jamais vu porter une arme. » Un homme coiffé d’un keffieh rouge et blanc témoigne à son tour : « Il était bon élève et il y a eu une querelle entre les deux garçons. » Le jury se concerte. Cinq minutes passent, tout le monde reprend sa place sous les lumières blafardes des néons. Le juge déclare, très brièvement : « En vertu de l’application de la loi pénale irakienne, vous êtes acquitté.