À J-2 de la 25e commémoration du génocide, un café littéraire et un colloque international composé d’écrivains, d’historiens et de chercheurs proposait une politique mémorielle centrée sur l’écriture comme un « pont entre le passé et l’avenir ». Quand le 7 avril, cinq chefs d’État dont l’hôte Paul Kagame et des chefs de gouvernement allument la flamme de l’espoir, le Premier ministre belge Charles Michel déclare être là « au nom d’un pays qui veut aussi assumer, les yeux dans les yeux, sa part de responsabilité face à l’histoire ». Mais lorsque l’on entre dans le Mémorial de Gisozi, les équations peuvent paraître vertigineuses. Dans cette galerie de la mort, un guide explique que plus de 250.000 victimes sont ensevelies ici ! C'est-à-dire au moins le quart du million de Tutsis tués en 100 jours, entre avril et juillet 1994. Quand pas moins de 220 mémoriaux du génocide jalonnent, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, ce petit pays de 26.338 km2 ; sans compter bien entendu les milliers de sans-sépulture.
La stupéfaction demeure lorsque le guide explique qu’une massue cloutée, appelée Ntampongano y’umwanzi, littéralement Nulle concession à l’ennemi, fait partie des armes qui ont fait le plus de victimes. « On s’attendait plutôt à ce que l’on mentionne une arme de destruction massive » chuchote comme pour lui-même un journaliste. L’histoire de ce génocide en un clin d’œil ? « Oui, l’histoire de nos morts, notre histoire se trouve mieux racontée ici dans un mémorial que dans un livre, avec des témoignages vivants » nous explique Martin, un rescapé de Kinyinya, un quartier de Kigali, dont « plus de cinquante proches » dont sa femme et ses cinq enfants reposent dans ce mémorial.
Les mémoriaux, patrimoine de l’État
Dès le lendemain du génocide, les survivants, épaulés des forces de l’ordre, commencent à enterrer leurs morts, parfois dans le désordre, dans l’intention de leur donner une sépulture décente. Et quand l’État prend en mains quelques instruments de mémoire comme « l’inhumation en dignité des victimes », la création de mémoriaux ainsi que l’organisation de commémorations nationales, le pays regorge déjà de tombes familiales et de cimetières du génocide. C’est ainsi que la loi numéro 15/ 2016 du 2 mai 2016 régissant les cérémonies de commémoration du génocide perpétré contre les Tutsis et portant organisation et gestion des sites mémoriaux du génocide sera promulguée avec pour objectif de relever les défis liés à la gestion, l’entretien et la sécurisation des nombreux cimetières et mémoriaux éparpillés dans le pays. Selon la nouvelle législation, ces lieux de mémoire font tous désormais partie du patrimoine national et sont placés sous la responsabilité de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), une institution gouvernementale prévue par la constitution de 2003 et mise en place en 2007.
Si, selon la CNLG, le pays compte près de 210 mémoriaux, seulement six sont classés « de niveau national ». Il s’agit de Gisozi, dans la ville de Kigali, de Nyarubuye, Nyamata et Ntarama, dans l’Est du Rwanda, et de Bisesero et Murambi, dans le Sud-Ouest du pays. Chacun de ces six mémoriaux a une « portée historique nationale particulière en ce qui concerne la planification et l’exécution du génocide perpétré contre les Tutsis », explique Jean-Damascène Bizimana, secrétaire exécutif de la CNLG. Quatre de ces six mémoriaux, à savoir Gisozi, Nyamata, Bisesero et Murambi, ont par ailleurs été soumis à l’Unesco en 2012 pour inscription au patrimoine mondial de l’humanité. Le dossier est toujours pendant. En plus de ces mémoriaux nationaux, le pays compte des mémoriaux de district – au moins un pour chacun des 30 districts administratifs. Selon la loi, « chaque district dispose d’au moins un site mémorial » déterminé sur base d’« un aspect historique du génocide » dans cette entité administrative.
Quatre mémoriaux proposés au patrimoine mondial de l’Unesco
Murambi, au cœur d’une région, le Sud-Ouest, où déjà en 1963 plus de 20.000 Tutsis avaient été massacrés, est selon la CNLG « le plus ancien laboratoire du génocide des Tutsis ». À cette époque-là, quelques médias et chercheurs étrangers avaient déjà parlé de « génocide » pour qualifier ces pogroms. Murambi symbolise en plus, selon Kigali, l’implication étrangère dans le génocide. Des militaires français de « l’opération Turquoise » sont accusés par le Rwanda, non seulement d’y avoir couvert la perpétration de crimes graves en 1994 mais d’y avoir commis eux-mêmes assassinats et viols. Paris a toujours nié ces accusations.
Nyamata, du nom d’une église où des dizaines de milliers de Tutsis furent massacrés en 1994, en un seul jour, est le symbole de l’extrême désacralisation des lieux de culte transformés en abattoirs pendant le génocide. Les victimes sont des descendants survivants des Tutsis déportés en 1959 dans cette région alors inhospitalière et infestée de la mouche tsé-tsé, pour y être exterminés. Bisesero, à près de 150 km de là, sur la crête Congo-Nil, symbolise la résistance des Tutsis qui ont vendu cher leur peau en 1994. Retranchés sur les hauteurs, les hommes tutsis de cet endroit, armés de pierres, lances, arcs et flèches, opposèrent en vain une vaillante résistance aux assaillants équipés de fusils et de grenades.
Enfin, Kigali n’est pas un site direct du génocide, contrairement aux trois premiers. C’est un mémorial où reposent les corps de victimes tuées dans toute la capitale. Parmi celles-ci, essentiellement rwandaises, il y a aussi des étrangers que les bourreaux assimilaient aux Tutsis ou considéraient comme leurs complices. Le mémorial de Kigali dont une partie retrace les autres génocides perpétrés dans le monde, représente cette universalité des victimes. Pour la CNLG, « reconnaître ces sites comme mémorial de l’humanité est une stratégie efficace pour lutter contre le crime de génocide et crimes contre l’humanité, l’idéologie génocidaire et négationniste ».
Vers une politique unifiée de la mémoire
Dans un premier temps, avant d’être fixée du 7 au 13 avril, la semaine officielle de commémoration court du 6, date du crash de l’avion de l’ancien président Juvénal Habyarimana considéré comme le détonateur du génocide. Cela suscite de sérieuses frictions entre un gouvernement d’« unité nationale » et Ibuka, la principale organisation des survivants. « En y incluant le 6 avril, l’État tombait lui-même dans le piège du révisionnisme voire du négationnisme », estime un de ses anciens responsables. De 1994 à 2003, différents termes sont utilisés en Kinyarwanda pour nommer un même génocide prêtent également à confusion. Ainsi les termes Intambara (guerre), Itsembabwoko (massacre d’un groupe), Itsembatsemba (massacre) ou encore Itsembabatutsi (massacre des Tutsis) sont couramment utilisés. On attendra la Constitution de 2003 pour harmoniser avec l’emprunt par le kinyarwanda du terme jenoside, lui-même remplacé par l’expression jenoside yakorewe Abatutsi, « génocide commis contre les Tutsis » avec la réforme constitutionnelle de 2008.
Quel est le statut de tous les mémoriaux ? Quelle est la place de ceux construits par des associations de survivants ou des familles ? Sont-ils tous propriété de l’État ? L’année 2008 marque un tournant décisif dans la définition de la politique de mémoire, avec un arsenal législatif qui définit les responsabilités de la CNLG, en charge de la gestion des mémoriaux et de la politique mémorielle. Cette loi semble « nationaliser » les lieux de mémoire du génocide et ne laisser aucune place au deuil individuel et aux tombes familiales. Son amendement, en 2016, prévoit la concertation avec les familles pour consolider les tombes familiales dans les mémoriaux. Encore que « ce que veut l’État fait force de loi », ironise Christophe, un rescapé du massacre de Nyamata, avant d’ajouter : « Que pouvais-je faire ? On m’a pris ma mère et mes frères, ce qui me liait encore à chez-moi. Je n’ai plus envie d’y retourner. »
« Commémorons en nous développant »
Kwibuka25 – le terme officiel donné aux commémorations des 25 ans – apporte un nouveau cursus de commémoration, avec deux jours seulement au village. C’est pourtant là que survivants et anciens bourreaux vivent en promiscuité. « On ne s’y reconnait plus ! Et bientôt, de notre sinistre histoire, il ne restera que ce que l’État aura voulu garder », regrette un rescapé de Kigali dans la soirée du 7 avril, premier jour de la semaine officielle de commémoration. Au menu du jour, le thème préparé par la CNLG était « L’organisation et l’exécution du génocide perpétré contre les Tutsis ». Au dessert prévu le 10 avril, « les politiques mises en place pour combattre l’idéologie du génocide ». Et cela dans tous les villages du pays. Le mois d’avril reste pourtant, pour ce même rescapé, « un moment propice de pleurer avec les autres, d’extérioriser ses douleurs en public et avoir ainsi ma cure ».
Ainsi, contrairement aux commémorations antérieures, la population au village a deux jours pour observer le deuil, mais elle est aussi autorisée à vaquer à ses activités, hormis celles récréatives et de réjouissances. Sans doute dans l’esprit du thème consacré désormais à toutes les commémorations, Twibuke twiyubaka, littéralement « Commémorons tout en nous développant ».
Depuis quelques années, les commémorations privilégient en effet les exemples de relèvement socioéconomique des survivants au détriment du narratif de l’horreur subie. Moins d’images choquantes et horribles sur les écrans. Pour autant, pas d’interdiction officielle aux rescapés de relater leur calvaire, ni à leurs bourreaux de raconter leurs crimes, comme l’explique Jean-Damascène Bizimana. « Nous ne donnons que les grandes orientations », indique-t-il. De l’avis de spécialistes psychologues, pourtant, dont le président d’Ibuka Jean-Pierre Dusingizemungu, lui-même rescapé, cette tendance typiquement rwandaise à dissimuler ses émotions serait à l’origine de troubles psychosomatiques. Dusingizemungu fustige la pratique de se faire violence en se gardant de pleurer, pour rester fidèle à la tradition rwandaise selon laquelle « les larmes d’un homme coulent vers l’intérieur ».
Pourquoi commémorer ?
« J’avais honte de m’accepter et de dire que je suis rescapée », dit une veuve survivante des massacres à l’église de Nyarubuye où avait péri toute sa famille, dont ses cinq enfants et son mari. Tous tués par des voisins. Elle avait résolu de vivre loin de son terroir, et portait en elle son statut de survivante comme une flétrissure. Pour le professeur François Masabo, universitaire et chercheur sur le processus de transformation des conflits et les mémoires du génocide, le survivant du génocide des Tutsis est complètement déraciné et étranger dans sa communauté, non seulement du fait de l’extermination des siens et la destruction du domicile mais aussi et surtout du fait que ses voisins immédiats en sont les auteurs. En revenant dans son milieu pour commémorer, « il refait petit à petit ses racines et son identité dans sa communauté ».
A l’occasion de cette 25e commémoration, le Secrétaire général de l’Onu Antonio Guterres a rappelé l’importance de la prévention du génocide à travers la commémoration. « Je demande instamment à tous les dirigeants politiques, a-t-il déclaré, chefs religieux et représentants de la société civile, hommes et femmes, de dénoncer les discours haineux et la discrimination et de s’attaquer et de remédier énergiquement aux maux qui, fondamentalement, nuisent à la cohésion sociale et créent un climat propice à la haine et à l’intolérance ».
NYANZA : UN JARDIN DE LA MÉMOIRE
« Un voyage cauchemardesque qui se termine par Alice au pays des merveilles, par la vie après la mort !» François Uwitonze, un rescapé du génocide, parle ainsi du Jardin de la mémoire de Nyanza, Kigali, inauguré le 8 avril dernier par Jeannette Kagame, la première dame du Rwanda, dans le cadre de la 25ème commémoration du génocide perpétré contre les Tutsis en 1994. Uwitonze [un nom d’emprunt], avait six ans lors des massacres de la colline de Nyanza, où est restée la totalité de sa famille.
Pour la première dame ce jardin « servira de lien et restera une conversation entre le passé, le présent et le futur ». Bruce Clarke, l’artiste anglais qui l’a conçu, estime quant à lui que « ce [jardin] n’est pas un jardin ordinaire. Chaque élément ici est une allégorie de souffrance et de refuge, du désespoir et de l’espérance ».
Une grande stèle juste à l’entrée du jardin, des fleurs et des arbres, des passages de cours d’eau, et même des fosses. Le jardin de la mémoire de Nyanza devient une réalité. Sa promiscuité avec les tombes des victimes du génocide en fait un symbole de la vie après la mort mais aussi un symbole vivant de la mémoire du génocide, selon la Commission nationale de lutte contre le génocide.
Le jardin de la mémoire fait partie intégrante du site mémorial de Nyanza qui abrite déjà plus de 12.000 corps de victimes, dont 5.000 massacrées après avoir été abandonnées, le 11 avril 1994, par un contingent belge des forces de la Minuar, la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda. Ainsi, pour Bruce Clarke, ce jardin dont les contours artistiques sont le symbole de l’aspect pluriel du génocide, c’est, certes, un jardin de la mémoire, mais « pas d’une seule mémoire, mais de beaucoup ».
Parmi les sections du jardin figurent un espace de pierre, une forêt de la mémoire, des monticules, un corridor de méditation, une fosse ouverte ainsi que des chemins en spirale. Au milieu du jardin, des pierres représentant les victimes sont et seront placées par leurs familles. Dans la forêt de la mémoire, située au cœur du jardin, trois types d’arbres seront plantés, à savoir Ficus Thonningii, planté par Mme Kagame comme symbole de la famille, Erythrina Abyssinica, symbole de protection et de beauté, et Acacia Abyssinia pour la résilience et la résistance. Les différentes sections du jardin sont reliées par des chemins en spirale symbolisant la spirale de violence planifiée que le Rwanda a dû traverser.
Situé sur l’artère principale qui relie Kigali à la région du Bugesera, au Sud-Est, et ainsi au carrefour de quatre importants mémoriaux du génocide, celui de Gisozi, celui des politiciens de Rebero, et des églises de Nyamata et Ntarama, ce jardin offre « un lieu idéal de recueillement et de réflexion tant pour les visiteurs rwandais qu’étrangers. Un tremplin dans la lutte contre l’idéologie génocidaire et négationniste », estime Jean-Damascène Karinda, commissaire chargé de la justice au sein d’Ibuka, la principale association des rescapés du génocide.