Sur le principe, le mauvais élève est rappelé à l’ordre, mais il n’aura pas de punition. Dans sa décision du 6 mai, la Chambre d’appel, saisie par la Jordanie, confirme que cet État partie à la Cour pénale internationale (CPI) depuis sa création en 2002 « a manqué à ses obligations en n’arrêtant pas Omar el-Béchir et en ne le remettant pas à la CPI, alors qu’il était sur le territoire jordanien afin d’assister au sommet de la Ligue des États arabes le 29 mars 2017 » précise le communiqué de la Cour. Les juges, par contre, ont pris la décision de ne pas référer la non-coopération de la Jordanie à l’Assemblée des États parties et au Conseil de sécurité des Nations unies. Sur cette partie de la décision, les juges ne sont pas unanimes.
Boulet de la CPI depuis sa création, la non-coopération des États, qu’ils soient parties ou non à la Cour, pèse sur ce tribunal pour les arrestations et les enquêtes. Il y a peu, dans un autre contexte – l’Afghanistan – d’autres juges de la CPI ont tranché : s’il n’y a pas de coopération, ne perdons pas notre temps à ouvrir une enquête. L’affaire de la non-arrestation par la Jordanie du président du Soudan n’est pas non plus le premier camouflet d’un État membre sur lequel les juges se prononcent – après notamment les cas du Tchad (2010), du Malawi (2010), de la République démocratique du Congo (2014) et de l’Afrique du Sud (2015). Au total Omar el-Béchir a visité une quinzaine de pays africains sans être inquiété. Mais cette fois, la Chambre de première instance a voulu aller au bout de la logique : non content de rappeler Amman à l’ordre, les juges voulaient qu’elle en rende compte politiquement, devant les autres États parties à la CPI et devant le Conseil de sécurité des Nations unies – qui a renvoyé le dossier Darfour à la CPI. La Jordanie échappe à une (potentielle) humiliation.
Du point de vue de la Jordanie, la ‘punition’ semblait injuste. Pourquoi aurait-elle dû s’expliquer à New York ou à La Haye alors que l’Afrique du Sud non ? a-t-elle fait valoir dans ses plaidoiries. La Jordanie ajoutait avoir tout fait pour consulter la CPI, mais la réponse n’était venue que quatre jours après. L’Union africaine et la Ligue arabe ont plaidé, aux côtés de la Jordanie, les immunités qui s’appliquent aux chefs d’État en exercice. La Chambre d’appel, dans un contexte où des États africains menacent toujours de se retirer d’une CPI perçue comme sectaire envers le continent, a fait montre d’ouverture : pour la première fois, des juges de la CPI ont invité l’Union africaine et la Ligue arabe, ainsi qu’une sélection de professeurs de droit, à s’exprimer sur le fond du dossier et sur la question de l’immunité des chefs d’État. Les audiences se sont tenues à La Haye, en septembre 2018.
"Cette décision n'est pas surprenante, mais elle est très décevante", déclare à JusticeInfo le Dr Namira Negm, conseillère juridique pour l'Union africaine. "La déception émane du fondement de la décision. La Cour se réfère à la décision très critiquée dans l'affaire du Malawi pour nier l'existence de l'immunité des chefs d'État. Cela signifie (....) qu'aucun type d'immunité n'est reconnu. Il expose le fait que la Cour perçoit le Statut de Rome comme un corpus de droit abstrait et qu'elle nie un des fondements du droit international, qui comprend le droit souverain des États à lever les immunités de ses hauts fonctionnaires, et d'autres principes juridiques."
« Tout le monde va être content, et tout le monde va être déçu ! »
Pour le journaliste kenyan Tom Maliti, qui a suivi ces audiences pour International Justice Monitor, les parties semblaient a minima s’accorder sur un point : une fois qu’un chef d’État a quitté ses fonctions aucune immunité ne prévaut. Cela ne signifie pas que tout le monde s’accorde pour un jugement à La Haye : pour ce qui est de l’affaire el-Béchir, les militaires qui le détiennent ont clairement affirmé, le 12 avril dernier, leur position : « Nous ne livrerons pas le président à l’étranger durant notre période ».
Tom Maliti résume la décision : « Tout le monde va être content de la décision, et tout le monde va être déçu ! » « L’accusation, explique-t-il, a obtenu gain de cause parce que la Chambre d’appel est allée plus loin que les dispositions du Statut de Rome et s’est penchée sur ce que dit le droit international coutumier en matière d’immunité des chefs d’État. Elle ne sera pas satisfaite de la décision de ne pas renvoyer la Jordanie à l’Assemblée des États parties ou au Conseil de sécurité, qui est la seule façon de sanctionner un État qui n’a pas rempli ses obligations. La Jordanie ne sera pas satisfaite de la décision concluant qu’elle n’a pas respecté ses obligations. Elle sera très satisfaite de la décision selon laquelle les consultations [entre les États et la Cour] doivent être clairement définies, faute de quoi la Jordanie ne pouvait être renvoyée devant l’Assemblée des États parties ou devant le Conseil de sécurité. »
Référence controversée au droit international coutumier
La référence au droit international coutumier laisse perplexe plusieurs observateurs de la Cour. Dapo Akande, professeur de droit international public à l’Université d’Oxford, est le premier à s’étonner lundi sur son blog. « C’est stupéfiant et cela semble être profondément malavisé. Ce raisonnement semble affirmer que les parties au Statut de Rome, en créant la Cour, ont supprimé les droits des États non parties en vertu du droit international. Dangereux, parce que ce raisonnement est susceptible de renforcer l’opposition des non-parties à la Cour. Les John Bolton de ce monde et bien d’autres gens beaucoup plus raisonnables se reporteront à cette décision pour expliquer précisément pourquoi il est important de s’opposer à cette cour et à d’autres cours pénales internationales. »
« C’est une décision absolument choquante pour moi, qui a choisi la pire réponse possible aux questions complexes de droit international public soulevées et longuement discutées par certains des meilleurs experts en septembre dernier » réagissait à chaud Dov Jacobs, professeur à l’Université de Leïden (Pays-Bas) sur Twitter pendant la lecture de la décision par le président de la Chambre d’appel, également président de la Cour, le Nigérian Chile Eboe-Osuji. Et le commentateur d’ajouter : « J’ai le sentiment amer que tout ce processus a été une royale perte de temps pour faire semblant d’écouter tout le monde, tout en ayant pré-décidé de la question pour un motif qu’aucune des parties n’a réellement soulevé. »
« Grand écart entre idéalisme et real politik »
Joint au téléphone par JusticeInfo, le professeur Dov Jacobs s’explique : « Je pense que juridiquement c’est faible. Pour être clair, cette position n’est avancée que par des activistes des droits de l’homme, mais aucun universitaire sérieux qui travaille sur la question des immunités n’avancerait cette position. Ensuite, il faut voir ce que cela peut avoir comme impact tant avec l’Union africaine qu’avec la Ligue arabe. L’Union africaine a joué le jeu du dialogue, a envoyé des représentants lors des audiences en septembre et cette réponse est probablement la pire possible. Il n’y a aucune place au dialogue. Zéro marge. »
Grand écart ou tentative inaboutie de la part de la Chambre d’appel de chercher un équilibre entre les intérêts de la Cour et ceux des États ? « Pour moi, poursuit Dov Jacobs, c’est le grand écart entre une forme d’idéalisme poussée à l’extrême du droit international coutumier – qui sous-tend effectivement le Statut de Rome – et d’un autre côté la real politik en disant qu'on n’aurait pas dû référer la Jordanie au Conseil de sécurité. » La question des immunités est très symbolique parce qu’elle représente l’idée que personne n’est au-dessus de la loi, concède le juriste, et cela confère de ce point de vue une portée historique à cette décision.
Pour stabiliser la jurisprudence sur les immunités, suggèrent plusieurs juristes, l’Assemblée générale des Nations pourrait, comme elle en a le pouvoir et comme cela a été évoqué lors des débats à la CPI, demander un avis consultatif à la Cour internationale de justice.