La mission de la Cour des comptes de Tunisie a duré dix mois, de janvier à mi-octobre 2018. Elle couvre une période allant de juin 2014, date de la mise en place de l’Instance vérité et dignité (IVD), à octobre 2018, soit deux mois et demi avant la clôture des travaux de cette commission vérité tunisienne et la finalisation de son rapport global, le 31 décembre 2018.
Les observations de la Cour s’étendent sur 27 pages. Elles concernent diverses thématiques liées au travail de l’IVD dont les investigations, les aides et réparations d’urgence aux victimes, le coût des auditions publiques, le transfert des dossiers aux chambres spécialisées, la gestion des ressources humaines et financières. Le rapport contient également, sur 31 pages, les réponses de l’IVD aux interrogations de la Cour.
Qui bénéficie du statut de victime ?
La Cour constate d’abord que l’IVD a bénéficié d’un budget total de 56,657 millions de dinars (environ 17 millions d’euros) sur quatre ans et qu’elle a fonctionné avec 567 employés.
Son principal constat touche aux difficultés de l’IVD liées à la définition des violations des droits humains, « vu la confusion au niveau des concepts ». La Cour observe que cela « a impacté la précision des données ». Selon la Cour des Comptes, cette confusion a donné lieu au reclassement de 3449 titulaires de dossiers de victimes en 2016. Après de plus amples investigations, leurs porteurs sont passés de « victimes » à une catégorie qui « requiert plus de vérifications ». « Les travaux de vérification et d’analyse des dossiers ont affronté des problèmes liés au manque de crédibilité des données sur lesquelles l’IVD s’est basée pour octroyer la qualité de victime. Ainsi ont bénéficié de ce statut, dans un premier temps, les épouses de prisonniers politiques ayant contracté leur mariage bien après la violation subie par le mari », constate le document.
Sur cette question, souvent appelée des « fausses victimes », la présidente de l’IVD, Sihem Bensedrine, répond : « Nous avons trois filtres pour définir la qualité de victimes. Tout d’abord, le dossier présenté par le porteur de plainte. Ensuite, l’audition privée. Enfin, les investigations liées à chaque cas. Entre le deuxième et le troisième tri, on peut bénéficier ou pas de ce statut [de victime] », dit-elle.
Le rapport de la Cour remarque que ces dossiers, où les personnes ne répondent pas à la qualité de victimes, étaient encore au nombre de sept en septembre 2018. Ces porteurs ont bénéficié de 18 928 dinars (5650 euros) de frais d’aide d’urgence, y compris 14 408 dinars (4300 euros) pour trois d’entre eux ayant fait, par la suite, l’objet d’une décision de rejet définitif en tant que victimes. Sihem Bensedrine précise : « Ces sept personnes ont profité de soins indus de notre unité d’aide urgente. Ils doivent rembourser leurs frais médicaux au ministère des Finances, auquel nous avons transmis leurs dossiers. »
Le coût « exorbitant » des audiences publiques
La Cour des comptes rapporte également que l’IVD a conclu un contrat de prestataires de services avec une association alors qu’une transaction bancaire d’une valeur de 5000 dinars (1500 euros) a été effectuée sur le compte du président de cette association et non pas sur le compte de l’association. Il s’agit de l’association Sawt El Enssen (La voix de l'homme), présidée par Béchir Khalfi. Sihem Bensedrine réplique en distinguant deux contrats noués par l’IVD avec l’ancienne victime Béchir Khalfi : « Un premier contrat a été signé avec son association afin de recueillir pour nous des dossiers de victimes à l’intérieur de la République. Ce qui nous a fait économiser les frais d’ouverture d’un bureau régional dont le cout s’élève à 400 000 dinars [120 000 euros] par an. Avec Béchir Khalfi, en tant que personne ressource, nous avons également conclu un accord pour qu’il puisse nous mettre en contact avec des victimes à interviewer lors d’auditions privées. Il n’y a rien d’illégal dans tout cela. Cette opération a été considérée comme une erreur de gestion ; pourtant, nous avons fait gagner à l’Etat des centaines de millions. »
La Cour épingle par ailleurs les coûts d’organisation des deux premières audiences publiques, en novembre 2016. Ce coût s’est élevé à 556 000 dinars [166 000 euros] chacune, « une somme exorbitante, qui aurait pu être réduite si l’IVD avait mieux identifié ses besoins et bien élaboré ses appels d’offres », constate le rapport.
L’IVD répond que les deux premières audiences ont été confiées à la même agence d’évènementiel pour les cinq services suivants : branding, médias, pilotage, son et lumière, régie. Par la suite, ces services ont été séparés et octroyés à cinq fournisseurs différents, réduisant le cout d’une audience à 100 000 dinars [30 000 euros]. « Nous nous sommes améliorés en cours de processus », note Sihem Bensedrine.
« Aucune faute grave »
Les retards dénoncés par la Cour dans la transmission des dossiers par l’IVD aux chambres spécialisées sont eux dus, selon la présidente de la commission vérité, au temps consacré à la formation des magistrats de ces tribunaux en justice transitionnelle.
Dans son bureau à l’Instance vérité et dignité, qu’elle quittera définitivement fin mai 2019 avec l’achèvement de son mandat, la présidente Sihem Bensedrine se réjouit du contrôle de gestion de l’IVD, malgré les vives critiques pour « malversations » et « corruption » qui ont été émises à son égard depuis la publication de ce rapport. « Nous considérons que la Cour des Comptes est un organe essentiel pour une démocratie, où il est nécessaire que l’argent public soit contrôlé. L’IVD a d’ailleurs demandé une intervention de la Cour depuis février 2017 quand ont commencé à circuler des campagnes prétendant que l’IVD avait dépensé des sommes astronomiques pour ses voitures, sa porte et ses gâteaux. Le rapport nous rend justice : aucune faute grave et moins encore un abus de corruption n’ont été relevés par les auditeurs de la Cour », déclare-t-elle. « Aucune de ces fautes de gestion ne tombe sous le coup d’une sanction pénale », affirme la présidente de l’Instance. Avant de remarquer toutefois que « la Cour des Comptes a traité l’IVD comme si c’était une institution publique pérenne. Or, limités dans le temps, nous sommes plutôt une administration de mission. Cette spécificité n’a pas été saisie par la Cour ».