Début 2014, Abou Khuder – de son nom de guerre – a quitté la Syrie pour l'Europe. Combattant de carrière, il avait déclaré au journal The Guardian, en 2012, s’être battu successivement pour le gouvernement syrien, son adversaire de l'Armée syrienne libre puis un groupe lié à Al-Qaida, le Front Al-Nusra. Mais après environ trois ans de combats, il a quitté la Syrie et s'est installé aux Pays-Bas où il a obtenu un permis de séjour temporaire après s'être enregistré comme réfugié.
Ce 21 mai, à la suite d'informations fournies par les autorités judiciaires allemandes, le bureau néerlandais du procureur chargé des crimes internationaux a annoncé l'arrestation d'Abou Khuder, aujourd’hui âgé de 47 ans. Il est accusé d'avoir commis des crimes de guerre et des actes de terrorisme en Syrie, où il aurait commandé un bataillon connu sous le nom de Ghuraba'a Mohassan ou "Les étrangers de Mohassan".
Deux djihadistes sur le banc des accusés
L'arrestation d'Abou Khouder marque un coup d’accélérateur pour l'unité néerlandaise spécialisée sur ces crimes, qui s'efforce de porter devant la justice des dossiers sur les crimes de guerre commis en Syrie. Dans un entretien mené avant l'arrestation de cette semaine, la procureure néerlandaise chargée des crimes de guerre, Nicole Vogelenzang, nous explique que plusieurs raisons expliquent le retard des Pays-Bas dans la traduction en justice de suspects syriens. "D'autres pays ont commencé à faire beaucoup plus qu'auparavant sur les cas syriens ou ceux de l'EI [État islamique] ; ils ont aussi beaucoup plus de réfugiés sur leur territoire qui peuvent leur fournir des informations sur ces crimes", précise-t-elle.
Annemarie van Zeeland, conseillère juridique au bureau du procureur, souligne qu'il doit exister un lien avec les Pays-Bas pour qu'une affaire soit poursuivie selon le principe de la compétence universelle. Dans la pratique, cela signifie qu'un suspect doit être présent sur le sol néerlandais pour qu'une instruction soit ouverte ou que les victimes ou les auteurs soient des ressortissants néerlandais. "Des pays comme l'Allemagne peuvent lancer des enquêtes thématiques et structurelles. Nous ne pouvons pas. Nous devons attendre d'avoir un suspect sur le sol néerlandais", dit-elle.
L'unité néerlandaise s'est également penchée sur les crimes perpétrés par le régime syrien mais, "bien que nous ayons une importante diaspora en Europe, ils ont souvent encore de la famille en Syrie, ce qui signifie qu'ils sont très réticents à témoigner publiquement ; or nous ne pouvons monter un dossier avec de seuls témoins anonymes", déplore Vogelenzang.
En juillet, l’ex-combattant néerlandais de l’EI, Oussama Achraf Akhlafa, revenu au pays, sera jugé pour crimes de guerre et appartenance à une organisation terroriste. Il est accusé d’avoir posé devant les restes d’une victime crucifiée, ce qui constitue un crime de guerre pour outrage à la dignité de la personne et traitement humiliant et dégradant. Il s’agit du premier procès pour crimes de guerre après la révision de la loi de 2003 sur les crimes internationaux aux Pays-Bas.
Un pays pionnier en compétence universelle
Avec l'arrestation d'Abou Khouder, l'unité néerlandaise a désormais un deuxième dossier syrien, impliquant un autre combattant djihadiste. Les charges exactes retenues contre Abou Khuder et la date de son procès ne sont pas encore connues. Ce qui est clair, cependant, c'est que cette affaire est le résultat d'une étroite coopération entre les unités spécialisées allemande et néerlandaise. Selon Vogelenzang, son unité est en contact très étroit avec leurs collègues allemands, ainsi qu'avec ceux de Suède, de France, de Norvège et de Belgique. Les procureurs européens chargés des crimes de guerre se réunissent également deux fois par an dans le cadre du Réseau génocide d’Eurojust. "Lors de ces réunions à huis clos, nous nous disons les uns aux autres ce sur quoi nous travaillons", précise-t-elle.
Les Pays-Bas sont depuis longtemps à l'avant-garde de la poursuite des crimes internationaux au niveau national. Lorsque le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) s’installe à La Haye, en 1994, une équipe spéciale de policiers et de procureurs est créée pour enquêter sur les auteurs potentiels de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité en ex-Yougoslavie.
En 1998, l’équipe étend son travail au-delà du territoire de l'ex-Yougoslavie. Les Pays-Bas sont l'un des premiers pays européens à disposer d'une unité spécialisée dans les crimes de guerre, chargée d'examiner les affaires relevant de sa compétence universelle. L'Allemagne suivra en 2003 et la France et la Suisse mettront encore dix ans à mettre sur pied leurs propres unités. "Je pense que l'unité néerlandaise a inspiré de nombreux autres pays européens à créer leurs propres unités spécialisées", affirme Vogelenzang.
Une vague de procès au début des années 2000
Peu de procès accompagnent cependant les premières années de l'unité, hormis le dossier d’extradition d’un Rwandais. Mais après 2003, une impulsion est donnée par la nouvelle loi. Celle-ci confirme que la compétence universelle s'applique au génocide, aux crimes contre l'humanité et aux crimes de guerre, y compris les non ressortissants, mais qu’il doit y avoir un lien avec les Pays-Bas. L'unité des crimes de guerre est rebaptisée Equipe Crimes Internationaux (connue sous l'acronyme néerlandais TIM). Elle est mise directement sous l'autorité du parquet national de Rotterdam. Et il s'ensuit une série de procès.
Le Congolais Sébastien Nzapali, ancien commandant de la garde civile de l'ancien dictateur Mobutu Sese Seko, est arrêté en 2003 et condamné à deux ans et demi de prison un an plus tard. Deux anciens haut gradés des services de renseignement afghans sont arrêtés en 2004 et condamnés à des peines allant jusqu'à 12 ans de prison, pour torture. Deux hommes d'affaires néerlandais sont également inculpés au cours de cette période. Frans van Anraat est condamné, en décembre 2005, à 15 ans de prison pour avoir fourni des produits chimiques au régime de Saddam Hussein. Ces produits chimiques avaient été utilisés dans des attaques au gaz toxique ayant causé la mort de milliers de civils en Irak. En appel, en 2007, sa peine est portée à 17 ans.
En 2004, l'unité commence également à enquêter sur le marchand de bois Guus Kouwenhoven. Les procureurs affirment que Kouwenhoven a opéré un trafic de « bois du sang » en échange d’armes importées illégalement au bénéfice du régime du président libérien Charles Taylor, pendant les guerres qui ont ravagé le Liberia et la Sierra Leone voisine dans les années 1990. Après une longue bataille judiciaire qui s'est finalement terminée par un nouveau procès, Kouwenhoven est condamné en 2017 pour crimes de guerre et trafic illégal d'armes. Il écope d’une peine de 19 ans de prison.
Deux Rwandais, accusés d'avoir participé au génocide en 1994, sont aussi jugés et condamnés ; cinq autres sont remis à d'autres juridictions. Trois seront condamnés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Les deux autres, remis au Rwanda après la fermeture du TPIR, sont en cours de jugement.
Priorité à l'enquête sur le MH17
Pourtant, après 2014, le flot d’affaires s’épuise. En 2011, cinq membres sri-lankais des Tigres tamouls, un groupe séparatiste, résidant aux Pays-Bas, sont jugés et condamnés. Mais l'accusation portée contre eux est la simple appartenance à une organisation criminelle dont l’objectif est de commettre des actes de terrorisme et des crimes de guerre.
Il y a plusieurs raisons à cette accalmie des poursuites. Après la poussée des années 2000, on explique que la plupart des cibles accessibles avaient été visées. Les procureurs ont également appris qu'il était particulièrement compliqué de juger les crimes internationaux devant les tribunaux néerlandais, avec des témoins basés principalement à l'extérieur des Pays-Bas. Dans l'affaire Kouwenhoven, l'accusation a eu beaucoup de mal à trouver des témoins par le biais d’intermédiaires libériens. Ces témoins ont, par la suite, été discrédités par la défense. "La leçon la plus importante que nous avons tirée de l'affaire Kouwenhoven [est] : nous voulons le moins d'interférence possible avec nos témoins, où qu'ils se trouvent", souligne Vogelenzang. "Maintenant, nous nous concentrons vraiment sur les affaires où les preuves sont claires et où les témoins se trouvent aux Pays-Bas ou dans des pays où ils sont facilement accessibles", ajoute-t-elle.
Une autre raison importante du ralentissement des enquêtes sur les crimes de guerre survient en juin 2014 quand un avion de la compagnie Malaysian Airlines reliant Amsterdam à Kuala Lumpur est abattu au-dessus de l'Ukraine, tuant les 298 personnes à bord, dont 193 ressortissants néerlandais. Bien que la TIM n'enquête pas elle-même sur l'attentat, l'équipe conjointe mise sur pied pour enquêter sur le vol MH17 emprunte plusieurs personnes de la TIM, dont les enquêteurs et procureurs maîtrisent les crimes internationaux et les enquêtes transfrontalières.
"Au début, une grande partie de notre capacité a été déployée sur l'enquête MH17. Ce n'est que cette année que nous sommes de nouveau d’attaque et que nous avons pu remplacer les personnes parties servir l'équipe commune", explique Vogelenzang.
Terreur rouge en Éthiopie
Tout en opérant avec une capacité réduite, l'unité des crimes de guerre réussit quand même à mener une affaire remarquable contre Eshetu Alemu, pour des crimes commis pendant la Terreur Rouge, en Ethiopie, dans les années 1970.
Pour l'unité, ce dossier est unique à bien des égards. C'est la première fois qu'elle poursuit des crimes remontant aux années 1970, et elle le fait sans grande coopération de l'Éthiopie. Addis-Abeba a bien travaillé avec les procureurs néerlandais au début de l'affaire et leur a remis certains documents, mais ils ont ensuite retiré leur coopération. Le dossier contre Alemu est entièrement fondé sur les documents que les Éthiopiens ont remis, issu du procès par contumace d'Alemu en Éthiopie pour des faits similaires, et sur les témoignages de victimes identifiées au sein de la diaspora éthiopienne aux États-Unis et au Canada.
Fin 2017, à l'extérieur d'une salle d'audience au style moderniste, à La Haye, un membre canadien de la diaspora éthiopienne est saisi d'émotion. Alemu, l'homme qui supervisait la prison où il avait été torturé alors qu’il était un écolier, vient d'être condamné à la prison à vie, plus de 40 ans après les faits.
Aujourd’hui, Vogelenzang souhaite se concentrer sur des dossiers plus récents de crimes de guerre, liés à des conflits actifs, comme en Syrie et en Irak. "Dans le passé, nous avons fait beaucoup de dossiers sur l’Afghanistan et le Rwanda et ils demeurent importants pour nous parce que nous avons une importante diaspora. Mais comme les événements sont plus anciens aujourd’hui que la première fois où nous y avons travaillé, nous constatons que les enquêtes sont de plus en plus difficiles. Le temps qui passe joue vraiment contre nous", explique-t-elle.
Affronter un génocide
L'unité tente activement de contacter les ONG yézidies et recherche des informations auprès des victimes yézidies. Les experts de l'Onu ont estimé que l'État islamique avait commis un génocide contre cette minorité religieuse en Syrie et en Irak. Entre autres crimes, quelque 7 000 femmes et filles yézidies ont été capturées en Irak par l’EI, en 2014, détenues comme esclaves, torturées et violées. "Nous nous intéressons vraiment à la communauté yézidie et à ce qui a été commis contre elle, sous réserve qu'il y ait un lien avec les Pays-Bas qui nous permette d’enquêter", précise Van Zeeland. Vogelenzang appuie : un dossier yézidi serait accueilli "à bras ouverts". Cela ouvrirait également la porte à une autre première dans le pays : une condamnation pour génocide.
"Nous n'avons pas eu de condamnation pour génocide aux Pays-Bas", souligne Vogelenzang. "Il y a un suspect rwandais qui a été jugé à une époque où il était impossible, en vertu du droit néerlandais, de le juger pour génocide et il a donc été condamné pour crimes de guerre. Un autre suspect rwandais a été condamné sur un chef d’accusation moindre, l’incitation au génocide."