Autorités et acteurs politiques aiment parler de lutte contre l’impunité. Pourtant, alors que la réalité de cette lutte s’est renforcée, il demeure inquiétant qu’elle soit si limitée. L’affaire Hissène Habré – ancien président du Tchad dans les années 80, jugé au Sénégal il y a trois ans – nous offre une bonne perspective sur une des principales limites de cette lutte.
On peut décrire la lutte contre l’impunité en trois temps.
Le temps de la reconnaissance des souffrances
Le premier temps est celui de la reconnaissance des souffrances des victimes. Cette reconnaissance doit être publique. Elle est parfois juridique, si les victimes usent de voies de recours judiciaires pour faire constater les violations souffertes : ce sont les diverses procédures sur les droits de l’homme qu’elles se déroulent sur le plan national, régional ou universel.
Dans le cas du dossier Habré, il y a d’abord eu une tentative non judiciaire, via une commission d’enquête nationale, qui a rendu un rapport en mai 1992. Cette commission a représenté une reconnaissance par l’État des abus commis à l’encontre d’une partie de la population tchadienne.
Puis le Comité des Nations unies contre la torture, saisi par les victimes, a rendu une décision en mai 2006 qui a rappelé l’obligation du Sénégal de poursuivre les allégations présentées, reconnaissant implicitement le bien-fondé de ces accusations de torture. Enfin, il y a eu une reconnaissance de cette souffrance par l’Union africaine elle-même, à travers une multitude de décisions, dont la toute première avait abouti à la création d’un Comité d’experts en janvier 2006, pour déterminer les conséquences de l’affaire Habré pour l’Union africaine, là aussi reconnaissant implicitement qu’il y a eu des violations de droits.
Le temps de la sanction
Dans un second temps, la lutte contre l’impunité tend à identifier les personnes responsables de ces souffrances pour les sanctionner dans le respect de la loi. C’est le stade de la procédure pénale, au niveau national ou international. Pour Habré, cela a abouti à son procès devant des Chambres africaines extraordinaires (CAE), au Sénégal. Ce tribunal n’a jugé qu’une seule personne, Hissène Habré, condamné à la prison à vie en appel, le 27 avril 2017. Mais il a aussi poussé le Tchad a rapidement organiser, en mars 2015, le procès d’une vingtaine d’autres personnes impliquées dans les crimes de ce régime.
L’intérêt politique n’était pas absent de cette initiative tchadienne – elle a en effet soustrait certains suspects à la compétence des CAE, où leur parole risquait d’être plus libre, et donc risquée, pour le pouvoir en place à N’Djaména – mais on peut y savourer une victoire puisque cela a conduit à déterminer la responsabilité d’individus ayant commis des crimes internationaux.
Malheureusement, la satisfaction des victimes est demeurée partielle.
Le temps des réparations
C’est ici que nous touchons au troisième temps de la lutte contre l’impunité, qui est la réparation pour les victimes. Et l’affaire Habré illustre bien à quel point cette étape est souvent laissée pour compte.
Sur le plan national, le 25 mars 2015, la justice tchadienne a octroyé une compensation financière aux victimes de 75 milliards de francs CFA (114 millions d’euros) aux 7,000 victimes inscrites comme parties civiles, avec une responsabilité civile de l’État tchadien à hauteur de 50%. A ce jour, elle n’a pas été payée.
Sur le plan international, les Chambres africaines extraordinaires ont aussi accordé une compensation financière, au titre de réparations, de plus de 82 milliards de francs CFA (125 millions d’euros), à payer par Hissène Habré aux 7,396 parties civiles. Cette indemnisation est également restée lettre morte.
Pourquoi ?
S’agissant du Tchad, l’absence de réparations ne peut que conforter l’analyse selon laquelle le pouvoir n’a organisé le procès qu’à des fins politiques n’ayant guère à voir avec la lutte contre l’impunité. Il s’agissait plutôt de mettre quelques individus sous les verrous pour en protéger d’autres, avec peu d’égards pour les victimes.
S’agissant du Sénégal, il existe une possibilité indiscutable d’engager une action au civil pour saisir les biens de Habré dans un premier temps. Or, à ce jour, une telle possibilité ne s’est pas concrétisée. L’existence d’un traité à la base de ces Chambres (Accord de 2012) ne saurait constituer une excuse pour ce manque de considération à l’égard des victimes qui renforce encore le jeu politique dans ce dossier. Pour forcer la justice sénégalaise, il faudrait peut-être que les représentants légaux des victimes saisissent le Tribunal de grande instance hors classe de Dakar à cet effet. Une telle saisine pourrait permettre la mutation des saisies conservatoires faites au moment de l’arrestation de Habré en une conversion monétaire au profit des victimes, ainsi qu’une action au-delà des frontières sénégalaises si Habré avait des biens ailleurs.
Les incertitudes du Fonds d’indemnisation
Quant à l’Union africaine, elle a aussi failli. L’accord de 2012 avec le Sénégal prévoit la mise en place d’un Fonds d’indemnisation des victimes. Il a fallu du temps pour que le statut de ce fonds soit écrit et adopté en janvier 2018 par l’Assemblée de l’UA et on peut s’interroger sur l’opportunité d’avoir attendu la fin du procès pour le faire. Une fois le Fonds créé, il a fallu attendre sa mise en œuvre effective, puis l’apport de contributions qui lui permettront d’octroyer les réparations.
Or là, c’est le flou total.
Il semblerait que les Chambres africaines extraordinaires aient transféré au Fonds d’indemnisation quelque 300 millions de francs CFA (457,000 euros) qui restaient sur leur compte. On parle aussi d’une ligne budgétaire de 5 millions de dollars américains que l’Union africaine aurait prévu. Mais l’état du Fonds n’est pas public pour vérifier ces crédits. Et il n’est pas clair si le Fonds a reçu une quelconque autre contribution à ce jour.
Une telle situation appelle deux observations. D’une part, les moyens financiers disponibles devraient déjà avoir été utilisés pour l’indemnisation et il est étonnant que rien n’ait été fait à ce jour. D’autre part, en raison et au nom de la continuité de l’État, le Fonds devrait être financé principalement par le Tchad, dont l’appareil étatique a organisé ces violations des droits de l’homme.
Répondre au droit des victimes
Pour l’heure, il faut reconnaître que le discours de lutte contre l’impunité tenu par l’Union africaine ne s’est traduit que très partiellement dans la réalité. Le droit aux réparations continue d’être violé, et les victimes peuvent engager une procédure à ce titre. C’est en partie le sens de la requête introduite par des victimes devant la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, en novembre 2017.
Les victimes pourraient aussi engager la responsabilité des États concernés, à savoir le Sénégal et le Tchad, devant les organes onusiens de protection des droits de l’homme comme le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture. Il est injuste, sur ce point, que le système enferme les victimes dans une séquence infinie de procédures légales, puisque l’épuisement des voies de recours internes est une condition de recevabilité et qu’il faudra quelques années pour y arriver.
Les victimes, enfin, pourraient s’engager dans un lobbying politique de haut niveau. Une résolution définitive de cette question serait en effet dans l’intérêt de l’Union africaine car elle pourra ainsi prouver que son discours sur l’impunité n’est pas que verbe. Le procès Habré est généralement considéré comme un exemple en matière de rétribution des crimes internationaux. Mais il lui reste encore beaucoup à faire pour être un exemple en matière de réparations.
SETONDJI ROLAND ADJOVI
Sètondji Roland Adjovi enseigne depuis 2009 à l’université Arcadia, aux Etats-Unis. Il a été juriste auprès des juges du Tribunal pénal international pour le Rwanda, puis conseil des victimes devant la Cour pénale internationale. Il a plaidé devant différents autres tribunaux, dont la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et le Tribunal du contentieux des Nations unies.