La traite des êtres humains prend de nombreuses formes. La Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, ratifiée par 47 Etats, la définit au minimum comme "l'exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l'esclavage ou les pratiques analogues, la servitude et le prélèvement d'organes". Nikita Malik, directrice du Centre sur la radicalisation et le terrorisme à la Henry Jackson Society, affirme que des liens existent aussi souvent avec le terrorisme. Elle cite l'enlèvement et l'asservissement par État islamique (EI) de femmes yézidies et l'enlèvement par Boko Haram de femmes et de filles pour générer des revenus par la vente et le paiement de rançons. Selon elle, la communauté internationale se préoccupe de plus en plus de la façon dont ces acteurs non étatiques dans les conflits armés "peuvent acheter et vendre des individus, non seulement des femmes mais aussi des hommes et des enfants, afin de recueillir des fonds pour leurs groupes".
Céline Bardet, avocate internationale à la tête de l'ONG We are Not Weapons of War (Nous ne sommes pas des armes de guerre), souligne qu’une autre législation internationale importante est la Convention de Palerme des Nations Unies sur la criminalité transnationale organisée, entrée en vigueur en 2003, et deux de ses protocoles : le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, et le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air. Elle souligne que ceux qui la ratifient ont l'obligation de l'incorporer dans leur législation nationale.
Les crimes contre les migrants en Libye
Mais si de nombreux pays définissent la traite des êtres humains comme un crime dans leur législation nationale, elle n'est pas un crime en tant que tel dans le Statut de la Cour pénale internationale (CPI). En vertu du Statut de Rome, la CPI est chargée de poursuivre les individus pour les crimes internationaux les plus graves - génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre. Il existe néanmoins dans ces crimes des éléments constitutifs qui sont souvent liés à la traite des êtres humains, tels que l'esclavage, l'emprisonnement, la torture, le viol et l'esclavage sexuel.
Dans ce contexte, le Bureau du Procureur de la CPI déclare qu'il "continue à suivre avec préoccupation la situation relative aux migrants transitant par la Libye". "Les informations recueillies à ce jour par le Bureau du Procureur indiquent que la torture, l'emprisonnement illégal, le viol et d'autres crimes sont commis contre les migrants tout au long de leur voyage et dans des centres de détention officiels et non officiels", explique le Bureau du Procureur à JusticeInfo. "Les preuves impliquent des individus, des milices et des acteurs étatiques dans les trafics et le trafic de migrants dans de nombreuses parties de la Libye, y compris Misrata, Al-Zawiyah, Tripoli et Bani Walid."
Selon cet email de la CPI, "la Procureure est en train de déterminer si des crimes contre l'humanité ou des crimes de guerre (...) ont pu être commis contre ces personnes et, le cas échéant, si des crimes présumés relèvent de la compétence de la Cour".
Sous la pression des ONG
"On peut définir qu’il y a de l’esclavage, on peut définir qu’il y a une torture systématique", dit Bardet. "Est-ce que cela constitue un crime contre l’humanité ? Il faut prouver que c’est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile. Et je pense que les éléments sont là, donc elle [Fatou Bensouda, procureure de la CPI] est tout à fait compétente pour poursuivre le trafic de migrants comme crime contre l’humanité".
Malik ajoute que la CPI pourrait également s'attaquer aux cas de "personnes qui ont été victimes de la traite par État islamique et vendues sur les marchés humains en Libye". Elle souligne que la Libye est une option car, alors que la CPI n'a actuellement aucune juridiction sur l'Irak et la Syrie, elle a été saisie de la situation en Libye depuis 2011.
En tant que tribunal de dernier recours voué à compléter les juridictions nationales, la CPI déclare qu'elle "coopère avec la Libye et un certain nombre d'États et d'organisations pour appuyer les enquêtes et les poursuites nationales relatives au trafic et à la traite des personnes à travers la Libye". Elle ne donne pas plus de détails, mais Bardet précise que son organisation est l'une d'entre elles. "Nous travaillons sur la Libye", explique-t-elle à JusticeInfo. "Nous avons poussé la CPI à travailler sur la question des migrants. Depuis un an, nous sommes en communication avec la CPI sur la question des viols et sur la question des migrants. Nous avons l'intention de déposer une plainte sur la question du trafic des migrants comme crime contre l’humanité… avant la fin de l'année, je l’espère". Et pour ce faire, dit-elle, son organisation travaille sur une plateforme avec des ONG et des avocats italiens et libyens "pour mettre ensemble nos compétences et nos éléments d’information".
Pourquoi la CPI est si lente
Dans une directive de 2016, la procureure de la CPI a mentionné la traite des êtres humains comme un crime sur lequel elle souhaitait se concentrer. En mai 2017, elle a également déclaré au Conseil de sécurité de l'Onu qu'elle envisageait d'ouvrir une enquête sur les crimes contre les migrants en Libye, y compris la traite des personnes. En mai de cette année, elle a encore déclaré au Conseil de sécurité de l'Onu que son équipe "continue d'évaluer la faisabilité de porter devant la CPI des affaires relatives à des crimes contre les migrants".
"Elle répète les mêmes choses, alors que rien n’avance", lâche Bardet, qui regrette que les choses n'avancent pas plus vite. Bardet pense que la CPI manque d'expertise et de créativité dans ce domaine épineux, mais que "la première problématique est que [la Procureure] doit cibler des individus - or qui choisit-on ? Ensuite Les Etats de l'UE ont financé la Garde côtière libyenne, c'est délicat".
Malik reconnaît la difficulté de la tâche. Interrogée sur la raison pour laquelle aucun tribunal international n'a encore poursuivi la traite des êtres humains, elle cite trois facteurs. "Le premier est une preuve", dit-elle. "Il est très difficile de recueillir des preuves contre des individus qui ont commis ce genre de choses, qu'il s'agisse de traite de personnes ou de violences sexuelles. Le deuxième est la stigmatisation : les victimes ne veulent pas nécessairement parler de ces histoires, elles ne font peut-être pas confiance aux personnes à qui elles parlent. Et le troisième facteur le plus important est que les lois ne sont pas entièrement équipées pour assister les victimes."
Un peu plus de paperasse ?
Même si certaines affaires ne relèvent pas de la compétence de la CPI, Fatou Bensouda a d'autres options. "Ce qu’elle peut faire c’est tout un travail d’enquête préliminaire qui va lui permettre d’identifier des personnes et de renvoyer ces affaires-là aux pays concernés", explique Bardet. "Il y a des cas qui pourraient être poursuivis en Italie ou en France."
Bardet pense que la CPI pourrait faire encore plus. "Les chefs de milice en Libye qui gèrent le trafic des migrants sont identifiés déjà, et elle pourrait très bien les mettre en accusation." Bien que la CPI soit lente, Bardet pense que c'est une question de ressources plutôt qu'une question de volonté politique. "Bensouda dit qu'elle veut aller de l'avant, qu'elle veut un dossier pour l’histoire", dit-elle à Justice Info. Selon le Bureau du Procureur, "la procureure a exprimé le souhait d'établir avant la fin de son mandat [en 2021] un document de politique générale sur l'esclavage moderne dans le cadre juridique du Statut de Rome". Cela ne ressemble encore guère à un procès.