JUSTICEINFO.NET : Que vous rappelle la date du 5 juin 2000 ?
ALINE ENGBE : Il s’agit d’une date triste pour moi, ma famille et le peuple congolais, parce qu’elle nous rappelle le début du conflit qui sera dénommé plus tard la "guerre de six jours", vécue à Kisangani du 5 au 10 juin 2000. Au matin du 5 juin notamment, les armées rwandaise et ougandaise qui soutenaient des factions de la rébellion du RCD [Rassemblement congolais pour la démocratie] s’étaient livrées à une rude bataille en pleine ville de Kisangani. C’était vers 10 heures notamment, alors que je me préparais à rejoindre l’école, nous avons entendu de fortes détonations d’armes lourdes et légères. En l’absence des parents, partis déjà au boulot, moi et mes frères et sœurs sommes restés terrés à la maison. On croyait que la situation allait immédiatement redevenir calme, mais rien du tout, la guerre ne faisait que continuer et la situation s’empirait chaque jour davantage. On n’avait plus d’eau, ni d’électricité. Le peu de provisions était épuisé.
Notre maison familiale se trouvait sur l’avenue menant vers le plateau. Malheureusement à proximité de là où les [soldats] rwandais venaient de s’installer. Pendant que l’on était toujours sous les coups des balles, nous avons vu certains d’entre eux escalader l’enclos et nous demander d’évacuer le lieu. La famille accepta de leur laisser la maison. A peine franchi notre portail, nous avons découvert les affres de cette sale guerre. Sur l’avenue, des cadavres étaient abandonnés à même le sol, des civils blessés sans aucun secours. On était obligé de les sauter pour atteindre le domicile d’une tante, à des centaines de mètres de là. Malheureusement encore, c’est à proximité de notre lieu de refuge que le groupe adverse des Ougandais venait de s’installer. Ici, le refuge ne durera que quelques minutes, car [nous avons été] obligés très vite de rejoindre l’autre maison familiale plus loin de là, dans la commune de la Tshopo notamment.
C’était la fin du calvaire ?
Malheureusement non. Car ici, un obus est tombé [sur le] toit de la maison et a détruit tout ce qui était en dessous. Dieu aidant, la chambre était vide d’hommes, aucune perte en vie humaine n’a été enregistrée. La ville n’était plus vivable, on a décidé de la quitter pour trouver refuge dans la direction de Buta [dans l’actuel Bas-Uélé]. Ceci après qu’on se soit mis à partager le tout dernier repas et la dernière prière en famille. Chemin faisant, on croise des déplacés faisant demi-tour, après avoir croisé, [au-delà] du pont Tshopo, des Rwandais qui se livraient à des massacres des civils. Un désespoir total. La vie n’avait plus de sens. Plus de 6 600 obus lancés sur cette ville de 1 910 km2. En six jours, plus de 1 000 morts dans les rang des civils, plus de 3 000 blessés, plus de 300 édifices détruits. Kisangani était martyrisé par les armées étrangères. De véritables crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Au sixième jour, finie la guerre. La famille décide de trouver refuge à Kinshasa [à plus de 2 500 km par la route, au sud-ouest], via l’ex-province de l’Equateur, le Centrafrique et le Congo-Brazzaville.
19 ans après, que veulent les victimes ?
Nous continuons de réclamer la vérité, la justice et la réparation. La vérité, parce que nous ignorons toujours pourquoi nous avons autant souffert d’une guerre des armées étrangères. Il nous faut bien ouvrir ce passé pour partager les responsabilités, pour que jamais pareils crimes ne se reproduisent chez nous. La justice, parce nous voulons voir les auteurs être sanctionnés, pour que ça soit une mise en garde contre tous les instigateurs des conflits armés. La réparation, parce que c’est le droit des victimes d’être dédommagés pour les préjudices subis. Aujourd’hui, nous sommes près de 3 000 familles victimes. Il y a des gens qui ne savent plus se déplacer suite à leur situation de handicap physique et qui n’ont aucun moyen pour se doter de béquilles, des personnes dont les proches ont été massacrés et qui vivent dans une situation de traumatisme atroce. Il y a également des personnes contraintes chaque jour de prendre des médicaments parce qu’elles ont encore des restes des éclats dans leur corps. Jusqu’à aujourd’hui, Kisangani se trouve dans la même situation qu’il y a dix-neuf ans : des centaines d’édifices détruits, jamais réparés. Des familles sans toit vivent à la belle étoile. C’est déplorable ! Nous voulons une indemnisation, mais aussi l’érection d’un mémorial. C’est un travail de mémoire très important.
En quoi est-ce que le mémorial est aussi important pour les victimes ?
C’est un travail de mémoire important pour que l’histoire soit témoin des affres de la guerre vécues à Kisangani. A peine investi, nous avons vu notre chef de l’Etat [Felix Tshisekedi, élu président de la RDC en décembre 2018], lors de ses premières tournées à l’étranger, aller s’incliner devant des mémoriaux dans certains pays [au Rwanda et aux Etats-Unis]. Pourquoi ne pas songer à construire le nôtre, qui va honorer la mémoire des compatriotes massacrés pendant la guerre de six jours ? Un monument sur lequel devraient être gravés les noms des victimes par exemple. C’est une question de mémoire, de souvenir et de témoignage, pour que l’humanité soit témoin des affres causées par le Rwanda et l’Ouganda à Kisangani, pour que chaque fois qu’il y a commémoration, on puisse aller se recueillir au lieu pour saluer la mémoire de nos proches.
Qu’est-ce qui bloquerait, d’après vous, l’indemnisation des victimes ?
C’est également notre questionnement. Depuis 2005, la Cour internationale de justice a condamné l’Ouganda à indemniser les victimes des violations des droits humains qu’il a commises au Congo-Kinshasa, y compris les crimes de Kisangani. Le gouvernement congolais est venu recenser les victimes et leur remettre des jetons d’assistance. Nous avons même créé un Fonds de solidarité des victimes des guerres, pour s’apprêter à coordonner la réparation. Mais quatorze ans après, aucun geste, et de la part de l’Ouganda condamné, et de la part du gouvernement congolais. En 2018, nous sommes allés, en délégation, rencontrer les autorités de Kinshasa, mais rien n’avance.
Ce qui est vrai, [c’est que] la suite du dossier de condamnation de l’Ouganda est louche. Après la sentence de la Cour internationale de justice, l’avocat du Congo-Kinshasa, le professeur Tshibangu Kalala, a remis le dossier entre les mains du ministre congolais de la Justice, Alexis Tambwe Mwamba, qui a aussi participé d’une manière ou d’une autre aux crimes parce qu’il avait une responsabilité dans la rébellion du RCD, au compte duquel les deux armées étrangères se battaient. Il garde le dossier et on se demande pourquoi ce silence ? Les politiques doivent dépolitiser l’affaire. Chaque fois qu’il y a élection, ils viennent quémander nos voix promettant de soutenir notre plaidoyer pour la justice et la réparation. Une fois élus, ils se taisent. Ils se servent de nos souffrances pour des fins de propagande. C’est se moquer de nous. Nous sommes en train de nous battre non pour une question de faveur, mais pour une question de droit.
Croyez-vous que l’avènement d’un nouveau gouvernement pourrait changer la donne ?
Notre regret est que 19 ans après un massacre, notre gouvernement est resté indiffèrent. C’est inadmissible, inacceptable. Felix Tshisekedi doit réévaluer le dossier pour qu’il y ait une véritable justice, parce qu’on ne doit pas seulement s’attendre à l’indemnisation de l’Ouganda, parce qu’à ce stade, la justice n’est pas encore complète. Il y a des responsables non inquiétés, par exemple les gouvernements rwandais et congolais. Comme l’Ouganda, on doit aussi sanctionner le Rwanda, parce que tous deux ont participé à la commission des crimes. Egalement le gouvernement congolais, il ne doit pas croire qu’il est saint dans l’affaire. Il a une part de responsabilité et doit indemniser, parce qu’il n’a pas su protéger ses citoyens, il n’a pas su empêcher la commission des crimes sur son sol. C’est l’exemple des enfants de deux voisins qui viennent faire des casses chez vous en présence des responsables du ménage. Si les voisins ne viennent pas réparer, les responsables du ménage ne doivent pas croiser les doigts devant les dégâts. C’est le cas de notre pays : un gouvernement qui n’a pas su protéger ses citoyens, il doit réparer.