L’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a conclu que le génocide des peuples autochtones est à la racine de la violence perpétrée contre les femmes et les filles autochtones. Ce génocide est au cœur du rapport de cette enquête nationale, qui soutient que la violence coloniale est en cours et n’est pas seulement un héritage du passé. Ses 231 « appels à la justice » reflètent l’obligation légale de mettre fin au génocide au moyen d’une série de politiques et de procédures.
Les femmes autochtones sont au moins six fois plus susceptibles d’être victimes d’un homicide que les femmes non autochtones.
Les chiffres sont difficiles à établir, car ils ne cessent de croître. Près de deux décennies d’études et de rapports au Canada ont permis de recenser plus de 1 200 noms de femmes autochtones tuées ou disparues. Les femmes autochtones sont au moins six fois plus susceptibles d’être victimes d’un homicide que les femmes non autochtones. En septembre 2016, après des années d’inaction, le gouvernement canadien, de concert avec les 13 gouvernements provinciaux et territoriaux, a mandaté une enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées pour qu’elle rédige un rapport sur, notamment, « les causes systémiques de toutes les formes de violence – y compris la violence sexuelle – contre les femmes et les filles autochtones au Canada, y compris les causes sociales, économiques, culturelles, institutionnelles et historiques qui contribuent à la violence continue et à la vulnérabilité particulière des femmes et filles autochtones au Canada ».
Le débat qui a suivi était prévisible et se divise en deux camps, selon Heidi Matthews : « ceux qui sont soulagés de voir le public confronté à un raisonnement que les militants et les universitaires autochtones font valoir depuis des années ; et ceux qui soutiennent que le recours au génocide pour décrire la relation du Canada avec ses populations autochtones dilue la signification et l’efficacité du terme ». Ces derniers expriment une profonde répugnance à associer le Canada au « crime des crimes ».
On a donné aux Canadiens une histoire d’eux-mêmes qui n’est pas exacte.
Cette division, également présente dans la communauté des juristes, illustre, à notre avis, la profonde divergence des connaissances et des expériences par rapport à notre passé colonial et de son héritage. Collectivement, on a donné aux Canadiens une histoire d’eux-mêmes qui n’est pas exacte. Mais cette scission vient aussi d’une conception restrictive du génocide en droit international, qui est souvent tenue pour acquise.
Comprendre le génocide colonial
La Commission nationale d’enquête a publié un rapport complémentaire sur le fondement juridique de l’utilisation du terme génocide. La définition adoptée a été bien accueillie par le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, tandis que le Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme et l’Organisation des États américains ont lancé des appels à l’action et à un examen plus approfondi.
Le génocide colonial est un processus lent. Contrairement aux paradigmes traditionnels du génocide, comme l’Holocauste et le génocide au Rwanda.
Pour comprendre la véritable nature du génocide, nous devons nous dissocier des notions courantes à son sujet. Le génocide colonial est un processus lent. Contrairement aux paradigmes traditionnels du génocide, comme l’Holocauste et le génocide au Rwanda, qui ont eu lieu pendant des périodes déterminées et ont été caractérisés par des massacres de masse, l’intention coloniale de détruire les peuples autochtones a eu lieu insidieusement et au fil des siècles. Elle est structurelle, systémique, fait appel à des tactiques variées et traverse de multiples administrations et dirigeants politiques.
Si le développement du droit pénal international a privilégié la responsabilité individuelle pour le crime de génocide, celui-ci confirme également la responsabilité des États. L’analyse de l’Enquête nationale ne traite pas de la responsabilité pénale des individus. Elle affirme que le génocide colonial entraîne la responsabilité du Canada en tant qu’État. Et que les structures et les politiques colonisatrices du Canada, établies par les administrations successives et maintenues au fil des décennies, comprennent de nombreux actes et omissions distincts qui, dans leur ensemble, violent l’interdiction internationale du génocide.
Le génocide en tant que crime de genre
En droit international, le génocide est caractérisé par certains actes ou omissions interdits, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe protégé de personnes. Il existe cinq formes d’actes interdits, qui englobent une variété d’actes mortels et non mortels, y compris les actes conduisant à une « mort lente ». Tuer n’est que l’un d’entre eux. D’autres comportements pouvant être assimilables à un génocide comprennent le fait d’infliger des dommages mentaux ou physiques, notamment par la violence sexuelle ; le fait d’imposer des conditions de vie destinées à entraîner une destruction physique, comme le manque de nourriture, d’eau ou de médicaments adéquats ; le fait d’imposer des mesures visant à prévenir les naissances, comme la stérilisation forcée, et le transfert forcé d’enfants de ce groupe, comme le système des pensionnats indiens du Canada et le Sixties Scoop.
En outre, le génocide est un crime hautement marqué par le genre : tous ses actes constitutifs ont des effets spécifiques sur les femmes et les filles. Réduire le génocide à un meurtre de masse efface les expériences de violence génocidaire fondées sur le genre et ne tient pas compte du fait que la violence ciblée contre les femmes aggrave et amplifie l’impact destructeur du crime sur l’ensemble du groupe. Par exemple, le viol et la violence sexuelle à l’égard des femmes et des filles entraînent une stigmatisation sociale et des ramifications psychologiques profondes qui « brisent les liens entre les membres de la communauté ciblée, réduisent la cohésion sociale et diminuent la capacité du groupe protégé à se reconstituer par la reproduction sexuelle », comme l’a écrit Heidi Matthews. Ces conséquences entraînent une « mort lente » du groupe et ne sont pas moins destructrices que des meurtres. Une telle perspective genrée peut s’appliquer à tous les actes constitutifs du génocide, qui révèlent des conceptions profondément sexuées de la domination, du pouvoir et de la masculinité.
Le rapport de l’enquête nationale, lu conjointement avec les rapports de l’Enquête sur la justice applicable aux Autochtones du Manitoba de 1991, de la Commission royale sur les peuples autochtones de 1996, de la Commission de mise en œuvre de la justice applicable aux Autochtones de 2001 et de la Commission vérité et réconciliation de 2015, fournit de nombreuses preuves des politiques canadiennes, dont beaucoup touchent particulièrement les femmes et filles autochtones, qui constituent une conduite génocidaire.
Prouver l’intention d’un État
Le deuxième élément juridique du génocide est l’intention spécifique de détruire, en tout ou en partie, le groupe protégé. Cet élément d’« intention spécifique » est quelque peu fictif dans l’évaluation de la responsabilité de l’État, car, contrairement à un individu, un État est une entité abstraite sans esprit ni pensée. Par conséquent, l’intention d’un État ne peut être démontrée que par une politique, et plus précisément par un comportement manifeste au fil du temps qui démontre l’« intention » de l’État de détruire un groupe particulier. Cette destruction est principalement comprise dans la jurisprudence internationale comme étant physique ou biologique, mais elle inclut aussi, de l’avis de l’Enquête nationale, la destruction d’un groupe en tant qu’unité sociale. Bien qu’il s’agisse effectivement d’une interprétation plus progressiste de la notion de « destruction » que celle de certains tribunaux pénaux internationaux, elle est parvenue à cette conclusion grâce à des méthodes d’interprétation des traités fondées sur la Convention de Vienne sur le droit des traités et grâce à une analyse documentaire de sources jurisprudentielles et doctrinales différentes.
L’inclusion de la destruction de groupes en tant qu’unités sociales dans le champ d’application de la destruction génocidaire est également conforme à l’approche genrée adoptée par l’Enquête nationale pour comprendre l’intention génocidaire. Se concentrer sur les massacres de masse obère complètement d’autres actes génocidaires inclus dans la définition – qui affectent souvent les femmes et les filles de manière disproportionnée – qui détruisent les fondements mêmes du groupe en tant qu’unité sociale et laissent des cicatrices durables dans le tissu social du groupe, faisant partie de sa destruction.
L’Enquête nationale a mis en lumière une série de politiques génocidaires au Canada, de la Loi sur les Indiens et les pensionnats indiens des années 1960, en passant par la stérilisation forcée continue des femmes autochtones. Par ces politiques, le Canada a manifesté son intention de détruire les peuples autochtones sur les plans physique, biologique et social. Ces politiques ont persisté jusqu’à ce jour et ont eu des effets dévastateurs sur les communautés autochtones, en particulier les femmes et les filles.
S’engager dans une décolonisation active
Au-delà du droit et de la recherche de la responsabilité juridique, le génocide doit aussi être compris comme un processus. Comme l’écrit Andrew Woolford, le génocide est « une coordination complexe d’activités, d’habitudes, d’idéologies, de motifs et d’intentions » qui, dans le contexte canadien, a collectivement visé l’élimination des peuples autochtones.
Le génocide n’a rien à voir avec le résultat, ni avec les chiffres.
Le génocide n’a rien à voir avec le résultat, ni avec les chiffres. Les communautés autochtones du Canada ont toujours résisté et survécu aux politiques destructrices, mais cela ne rend pas ces politiques moins génocidaires. Plus que tout, cela témoigne de la résilience et de la force des peuples autochtones.
Le fait de qualifier de génocide la façon dont le Canada traite les peuples autochtones n’annule pas les souffrances passées ou actuelles d’autres communautés, pas plus qu’il n’affaiblit le terme de « génocide ». Cela ne détourne pas non plus l’attention de la nécessité de s’attaquer à la violence perpétrée contre les femmes et les filles autochtones et d’y remédier. Au contraire, l’étiquetage des atrocités est en soi une forme de justice, une reconnaissance importante des expériences vécues par les victimes et les survivants. Il s’agit d’un élément impératif pour bâtir l’avenir sur une compréhension commune du passé et d’un ingrédient essentiel de la réconciliation.
C'est la première fois qu’un premier ministre en exercice reconnaît un génocide dans son propre pays.
Le gouvernement canadien a courageusement accepté la conclusion de l’Enquête, qui s’accompagne de l’obligation légale de mettre fin à ce génocide. Ce n’est que la deuxième fois qu’un rapport officiel d’un État colonisateur conclut à l’existence d’un génocide et la première fois qu’un premier ministre en exercice reconnaît un génocide dans son propre pays. Nous croyons que cela change l’histoire.
Les États coloniaux ayant des populations autochtones sont traditionnellement très défensifs, particulièrement en ce qui concerne leur histoire. Cette reconnaissance des actions néfastes du Canada en tant qu’État, de sa naissance à aujourd’hui, est la voie à suivre. Dans son rapport final, l’Enquête nationale liste 231 appels de justice, qui doivent être considérés comme des impératifs juridiques et le corollaire de l’acceptation de la responsabilité du génocide perpétré contre les peuples autochtones du Canada. Pour que ces appels soient pleinement mis en œuvre, il est primordial que les Canadiens s’engagent dans une décolonisation honnête et active de toutes les facettes de la société canadienne, et ce processus doit commencer maintenant
LES AUTEURES
Les trois auteures de cet article ont contribué à l’analyse juridique sur le génocide de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
FANNIE LAFONTAINE
Fannie Lafontaine est avocate, professeure titulaire à l’Université de Laval (Québec, Canada) et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en justice pénale internationale et droits humains. Elle est directrice du Partenariat canadien pour la justice internationale et fondatrice et codirectrice de la Clinique de droit pénal international et humanitaire de l’Université de Laval.
AMANDA GHAHREMANI
Amanda Ghahremani est avocate pénaliste internationale, chercheuse pour le Partenariat canadien pour la justice internationale et ancienne directrice juridique du Centre canadien pour la justice internationale, où elle a aidé les victimes de crimes graves à demander réparation.
CATHERINE SAVARD
Catherine Savard poursuit sa maîtrise en droit à l’Université de Laval sous la supervision du professeur Fannie Lafontaine. Elle est également coordonnatrice adjointe du Partenariat canadien pour la justice internationale. Sa recherche se concentre sur le génocide, le colonialisme et le génocide culturel.