Un nouveau bâtiment à La Haye, un nouveau chef des enquêtes au bureau du procureur et une série d'entretiens avec des suspects potentiels : les Chambres spécialisées du Kosovo semblent se préparer aux premières mises en accusation d'anciennes figures clés de l'Armée de libération du Kosovo (UCK). Tandis que les victimes semblent perdre espoir.
Les Chambres spécialisées du Kosovo ont été créées en 2015. Elles sont le résultat direct d'un rapport publié en 2011 par Dick Marty, rapporteur du Conseil de l'Europe, qui liait d'anciens hauts responsables de l'UCK, dont l'actuel président du Kosovo Hashim Thaci, aux atrocités commises contre les Serbes ou ceux qui travaillaient avec eux pendant et après le conflit du Kosovo en 1998-99.
Ces crimes relevaient de la compétence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), mais cette institution était en voie de liquidation et n'ouvrait plus de nouveaux dossiers. Pour que ces allégations soient jamais traduites en justice un jour, il fut conclu qu’il fallait qu'elles le soient devant un nouveau tribunal spécial.
Un tribunal fortement contesté
Les Chambres spécialisées du Kosovo constituent une structure inhabituelle. Ce tribunal fonctionne conformément au droit kosovar, mais son personnel est composé de juges et de procureurs internationaux. Institution temporaire, il est financé par l'Union européenne, à laquelle la Serbie et le Kosovo espèrent adhérer. Il n'est compétent que pour certains "crimes transfrontaliers et internationaux graves", commis pendant et après le conflit du Kosovo de 1998-99, tels que décrits dans le rapport 2011 du Conseil de l'Europe. Le tribunal est basé à La Haye pour veiller à ce que les témoins puissent être bien protégés : les procès antérieurs de hauts responsables de l'UCK, tant devant le TPIY que par la mission "État de droit" de l'Union européenne au Kosovo (EULEX), ont en effet été entachés par les allégations d'intimidation de témoins.
Les autorités du Kosovo, dont un certain nombre sont d'anciennes figures clés de l'UCK et des suspects potentiels, critiquent ouvertement la nécessité de la Cour. Et il existe une forte résistance dans le pays à l'égard d'un tribunal spécialement consacré aux crimes de l'UCK. L'UCK est en effet considérée comme une armée de libérateurs contre l’oppresseur serbe, il y a vingt ans. Les Chambres spécialisées ont donc été créées sous la pression intense de l'Union européenne et des États-Unis. Les législateurs du Kosovo ont dû modifier la Constitution du pays pour établir le tribunal. Mais ils ont, depuis lors, tenté à deux reprises d'abroger cette loi, insistant sur le fait que le tribunal est discriminatoire à l'égard des anciens rebelles albanais du Kosovo.
Au début de cette année, la ferveur a crû lorsque les procureurs ont convoqué à La Haye nombre de suspects potentiels pour qu'ils soient interrogés. Une organisation kosovare qui représente les anciens combattants du Kosovo a déclaré qu'une quarantaine de personnes ont été convoquées pour des entretiens en tant que témoins, suspects ou les deux. Cela a donné lieu à des spéculations sur l’imminence de mises en accusation. Le président Thaci a appelé ses anciens camarades de guerre à se rendre à La Haye pour montrer "que les combattants de la liberté du Kosovo ne sont pas ébranlés par des allégations stigmatisantes". L'actuel Premier ministre Ramush Haradinaj – lui-même jugé et acquitté de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité par le TPIY – a promis le soutien du gouvernement, y compris une assistance juridique, aux "combattants de la liberté". Il a souligné que "la lutte de l'UCK a été pure et sacrée et cela sera prouvé".
Témoins vulnérables
A La Haye, le Bureau du procureur a insisté sur le fait que ces entretiens se déroulaient de manière normale. Cependant, avec toutes les institutions de la cour, les règles et règlements en place et un siège désormais fini, avec une salle d'audience construite sur mesure, il semble qu'il n'y ait plus grand-chose qui s'oppose aux premiers actes d'accusation. L’accusation a engagé un procureur international chevronné, Alex Whiting, qui a travaillé sur des affaires concernant le Kosovo au TPIY et coordonné les enquêtes et les poursuites à la Cour pénale internationale. Les observateurs s'attendent à ce que le procureur fasse une annonce d'ici la fin de l'année.
Pourtant, alors que le tribunal est surveillé de près à Belgrade et à Pristina, le procureur Jack Smith semble maintenir une ligne prudente, étape par étape. Son bureau répond seulement qu'il a le droit de convoquer des témoins et des suspects potentiels à des entrevues, sans rien dire au sujet de qui est interrogé et pourquoi. Le tribunal a mis en place des mesures pour protéger l'identité des témoins, mais il restera probablement difficile d'obtenir leur témoignage : beaucoup ne voudront pas se dresser contre les combattants de l'UCK qui sont encore considérés comme des héros nationaux ; et le Kosovo est une société où les liens sont tellement serrés que si un voisin fait un voyage de deux semaines à l'étranger à peu près au moment où le tribunal entend des témoins à La Haye, cela ne manquera pas de faire froncer les sourcils.
Retards dans la préparation des actes d'accusation
Les experts de ce tribunal préviennent que la préparation d'un acte d'accusation devant les Chambres spécialisées du Kosovo sera différente de la préparation d'une affaire devant d'autres tribunaux internationaux. D'une part, cette cour doit adhérer à la Convention européenne des droits de l'homme, ce qui signifie qu'elle ne peut se contenter d'inculper des suspects potentiels et de les maintenir en détention pendant des années pour préparer leur procès. Les procureurs devront fournir l'ensemble des éléments de preuve contre un suspect et divulguer auprès de l’accusé toutes les preuves potentiellement à décharge pratiquement dès le début.
En 2018, l'ancien procureur David Schwendiman a déclaré que son bureau avait amassé plus de 700 000 pages de documents, 6 000 vidéos, transcriptions et autres preuves potentielles. Tout ce matériau devait être revu et disponible dans les trois langues officielles de la Cour – Albanais, Serbe et Anglais. La préparation des dossiers peut prendre beaucoup de temps et peut expliquer pourquoi le procureur n'a pas encore émis d'acte d'accusation, malgré le fait que les règles et procédures sont en place depuis deux ans.
Les critiques soulignent, en revanche, que la Cour a pu s'appuyer sur les enquêtes de la Task Force spéciale, mise en place après la publication du rapport Marty, en 2011. Ils estiment que les enquêtes sur les crimes allégués durent en fait depuis huit ans. En 2014, le procureur à la tête de la Task Force avait déjà déclaré qu'il était "en mesure de déposer un acte d’accusation contre certains hauts responsables de l'Armée de libération du Kosovo". Fin 2017, Schwendiman avait également donné l'impression qu'il était prêt à déposer des actes d'accusation lorsqu'il a été soudainement remplacé, début 2018, en raison des nouvelles règles du Département d’Etat américain qui l'avait nommé. Son successeur, Jack Smith, a eu besoin de temps pour se familiariser avec le dossier, ce qui a entraîné des retards supplémentaires.
Pour les victimes, la longue attente a fait de gros dégâts. Milorad Trifunović, un Serbe du Kosovo de l'Association des personnes disparues, dont le frère a disparu en 1998, doute que les Chambres spécialisées du Kosovo puissent fonctionner correctement dans la situation politique actuelle. "Tout dépend de la volonté des politique", dit-il. "Les crimes ne doivent pas être oubliés ou négligés", insiste-t-il, mais il n'est guère optimiste. "Nous doutons de tout maintenant. Nous avons perdu confiance et nous doutons de tout le monde."