OPINION

La responsabilité pénale des entreprises, prochain chantier de la justice internationale ?

SPÉCIAL JOURNÉE MONDIALE DE LA JUSTICE INTERNATIONALE (2/4) Les États et tribunaux ont largement affranchi les entreprises de leurs responsabilités directes ou indirectes dans les crimes internationaux. Mettre fin à cette impunité permettrait de rééquilibrer le rapport de force entre les pays riches en ressources et ceux qui les exploitent. Cela restaurerait aussi la confiance en la justice internationale, défend l’universitaire Jelena Aparac.

La responsabilité pénale des entreprises, prochain chantier de la justice internationale ?©Issouf SANOGO / AFP
En République centrafricaine, les plaintes des populations s'accumulent pour dénoncer les pollutions et les violences commises par les compagnies minières. Le 13 juillet, un rapport parlementaire dénonçait un désastre écologique dans la région de Bozoum (Nord-Ouest).
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Le désaveu de la justice internationale pénale s’inscrit dans une tendance générale de retour au nationalisme et de souhait des États d’avoir le monopole sur les procès. La gestion des ressources planétaires, de plus en plus rares, mobilise souvent des intérêts économiques et militaires qui placent les multinationales au cœur des relations internationales. Les activités extractives, par exemple, sont presque toujours conduites sous la protection d’entreprises militaires et de sécurité privée soutenues par des banques privées. Ces entreprises deviennent des actrices des conflits armés et peuvent se trouver directement ou indirectement impliquées dans des crimes internationaux.

Afin d’éviter les législations contraignantes (et des procès), les entreprises ont soutenu et souscrit à des codes de conduites volontaires, normes non contraignantes adoptées par des Etats ou/et des entreprises. En outre, les Etats ont de plus en plus tendance à protéger certaines activités des entreprises sous couvert de « sécurité nationale » à travers leurs législations nationales. De ce fait, elles parviennent à s’affranchir de leurs obligations en matière de respect des droits humains et du droit international humanitaire, puisque certaines de leurs activités peuvent désormais être couvertes par le secret défense ou l’intérêt national.

Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (Onu) a déjà fait le constat du lien entre exploitation des ressources naturelles et conflits armés, à travers des résolutions adoptées concernant l’Angola (résolution 1173), la Sierra Léone (1343) et la République centrafricaine (2127). Malgré cela, force est de constater qu’aucune de ses missions d’établissement des faits n’a eu pour mandat d’enquêter sur des crimes commis par des entreprises. Les exceptions notables sont celles de panels d’experts qui enquêtent dans le cadre d’embargos imposés par le Conseil de sécurité et dont les rapports peuvent porter sur le lien entre activités économiques, paix et sécurité internationale. En excluant de ses missions d’enquête les aspects sociaux-économiques des conflits, le Conseil de sécurité contribue implicitement au maintien de l’ordre économique mondial et à celui de certains conflits armés, nourris par des entreprises multinationales.

Poursuivre les entreprises pour des crimes graves contribuerait non seulement à mettre fin à leur impunité, à rééquilibrer le rapport de force entre les pays riches en ressources et ceux qui les exploitent, et à restaurer la confiance en la justice internationale.

Étant donné que les juridictions pénales internationales excluent de leur côté la responsabilité des personnes morales, ces entreprises sont absentes des procès internationaux. Or, exclure les entreprises de tout processus de justice transitionnelle contribue à maintenir une vision partielle, voire erronée des conflits armés contemporains, en les réduisant à un conflit local souvent qualifié d’inter-ethnique. Les poursuivre pour des crimes graves qui touchent l’humanité dans son ensemble contribuerait non seulement à mettre fin à leur impunité, mais aussi à rééquilibrer le rapport de force entre les pays riches en ressources et ceux qui les exploitent et partant, à restaurer la confiance en la justice internationale.

La « diligence raisonnable », notion floue et non contraignante

Dès les années 1970, l’Onu a constaté que les activités des multinationales pouvaient avoir un impact en matière de violations des droits humains et a commencé à travailler à la confection d’un document visant à encadrer leurs activités. Ce processus de négociations long et complexe a abouti, en 2011, à l’adoption par le Conseil des droits de l’homme des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Ces « principes » s’inscrivent dans le mouvement de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui proposent des normes non contraignantes aux entreprises. Ils confirment que l’obligation de protéger, respecter et mettre en œuvre les droits humains incombe en premier lieu aux États. Mais ils consacrent la responsabilité (et non l’obligation) pour les entreprises de les respecter, à travers le principe de « diligence raisonnable », une notion assez floue. 

Comme pour les autres codes de conduite applicables aux entreprises, leur mise en œuvre dépend de leur volonté. Ce type d’approche, encouragé par les entreprises, leur permet de contourner une législation contraignante et d’éviter les procès, tant que la « diligence raisonnable » ne devient pas une obligation juridique. Cette approche est privilégiée par les États, qui considèrent que les multinationales sont dépourvues de personnalité juridique internationale et ne peuvent pas être liées par le droit international.

Les multinationales peuvent poursuivre, sans être poursuivies

Les opposants à la reconnaissance de la personnalité juridique internationale des entreprises avancent l’argument que cela leur permettrait de rédiger des règles internationales – un attribut des États souverains – et d’avoir autant de pouvoir (sinon plus) que les États. Or les entreprises participent déjà directement à la rédaction des règles internationales. D’une part, elles participent aux négociations des codes qui, dans certains cas, sont transposés dans les législations nationales et deviennent contraignants. D’autre part, elles contribuent aux négociations des instruments internationaux à travers le lobbying et l’« offre d’expertise ». Enfin, elles y contribuent par la création de règles internes à leurs structures, créant de « micro-ordres juridiques ». Les entreprises multinationales ont donc déjà un pouvoir de créer des normes internationales.

La libéralisation économique a encouragé les entreprises à protéger leurs intérêts. Devant la Cour européenne des droits de l’homme, depuis la première affaire Sunday Times, en 1979, par laquelle la Cour a reconnu l’applicabilité des droits de l’homme aux entreprises, de nombreux dossiers ont été présentés par des entreprises dans le but de protéger leurs droits. De même, en 2002, dans l’affaire de référence Cantos c. Argentine, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a permis aux actionnaires d’un groupe d’entreprises de défendre la protection de leurs intérêts en lieu et place de l’entreprise. Répondant à l’argument de l’Argentine selon lequel la Cour n’avait pas compétence sur les personnes morales, la Cour a répondu que « les droits et obligations des sociétés deviennent les droits et obligations des individus qui les composent ». La Cour a ainsi protégé des intérêts de l’entreprise, à travers leurs actionnaires.

En outre, les entreprises ont le droit d’agir devant les juridictions économiques internationales, comme le prévoit la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements, en vigueur depuis 1966, qui prévoit une saisine directe par les investisseurs contre un État, sans même avoir à épuiser les voies de recours internes, une condition exigée pour les personnes physiques devant les mécanismes internationaux de protections des droits humains et qui prolonge des procédures extensivement, au détriment des plaignants. De plus, ladite Convention ne prévoit pas que ces mêmes États puissent se tourner contre les entreprises, toujours au motif que les entreprises n’ont pas de personnalité juridique internationale. Ainsi, tant les mécanismes de protection des droits humains que les mécanismes de droit économique international sont favorables aux entreprises, et ne permettent pas de poursuivre leurs crimes.

UNE PORTE DE SORTIE pour la CPI ?

En excluant la responsabilité des entreprises, la Cour pénale internationale (CPI) maintient une vision de la justice transitionnelle qui ne traite pas des relations de pouvoir et des facteurs externes qui contribuent aux conflits armés et aux crimes internationaux. Le droit pénal international est le seul à pouvoir dépasser le débat sur la personnalité juridique des entreprises et appréhender la responsabilité d’une structure multinationale complexe à travers des outils juridiques, dont la notion de supérieur hiérarchique. Les crimes des entreprises n’avaient-ils pas été poursuivis à Nuremberg, lors de procès contre leurs dirigeants ?

La CPI a compétence sur les personnes tant civiles que militaires et peut donc enquêter sur les dirigeants des entreprises, comme annoncé lors d’ouverture de l’enquête en République démocratique du Congo par le procureur de l’époque. Cela n’a jamais été réalisé. Jusqu’ici, la chambre préliminaire de la CPI n’a confirmé les charges que contre un seul homme d’affaires, le Kenyan Joshua Arap Sang, avant que la chambre de première instance ne prononce un non-lieu en sa faveur.

La CPI à travers le droit international pénal place les crimes comme un fait spécifique aux pays de tiers-monde et reproduit le récit néocolonial.

Aujourd’hui, la CPI est perçue comme une institution aux mains des États occidentaux, qui n’enquêterait que sur les « affaires africaines ». La sélection des dossiers dans une situation donnée montre que la politique des procureurs de ne poursuivre que les « criminels africains » exclut les acteurs non africains qui participent au conflit. Ainsi, en excluant la responsabilité des entreprises la Cour suppose implicitement que la violence est endogène au tiers-monde et rend invisibles les facteurs externes qui contribuent aux conditions locales de violence. De ce fait, la Cour à travers le droit international pénal place les crimes comme un fait spécifique aux pays de tiers-monde et reproduit le récit néocolonial.

Introduire la responsabilité internationale des entreprises devant la CPI peut être un moyen pour elle de faire face aux critiques, de lui donner un nouveau souffle et d’apporter plus de légitimité en créant la possibilité de corriger le récit sur les conflits en cours et le rôle que jouent certaines multinationales. Les États qui la critiquent ont intérêt à soutenir cette proposition, car au lieu de menacer de se retirer du Statut de Rome, les États africains devraient s’appuyer sur le droit international et pousser pour une introduction d’un amendement du Statut de Rome qui élargira la compétence de la Cour aux personnes morales.

La CPI est donc une juridiction à privilégier. Elle pourrait poursuivre les entreprises et ceci devrait être le prochain chantier de la Cour. Cette question très présente depuis les négociations du Statut de Rome trouvera un climat plus favorable qu’en 1998. En effet, le concept de responsabilité des entreprises a depuis beaucoup évolué. L’argument de la complémentarité jadis perçue comme un obstacle à la responsabilité des entreprises devant la Cour, peut être un moyen de coopération positive entre les États et la Cour sur cette question, permettant ainsi aux Etats et à la Cour de maitriser des procès des entreprises. Toutefois, si la perspective de la responsabilité des entreprises devant la CPI peut séduire, il ne faut pas sous-estimer les enjeux politiques et économiques liés aux intérêts des États siège des entreprises.

Jelena AparacJELENA APARAC

Le docteur Jelena Aparac est universitaire et consultante en droit international. Sa thèse portait sur « la responsabilité internationale des entreprises multinationales pour les crimes internationaux commis dans les conflits armés non internationaux ». Elle est experte indépendante au sein du groupe de travail de l’Onu sur l’utilisation de mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples à l’autodétermination. Auparavant, le Dr. Aparac a travaillé comme conseillère en droit international humanitaire pour Médecins sans frontières, sur le terrain et au siège.